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L’Europe et l’Islam

 

Etienne TROCME    (1)  

 

Pour comprendre les relations complexes qui existent entre l’Europe et l’Islam, il faut d’abord se rappeler l’histoire des quinze siècles de leur face à face, puis esquisser un tableau de la situation actuelle, qui comporte pas mal d’éléments nouveaux, et enfin risquer quelques remarques concernant l’avenir.

Rétrospective

L’Empire romain avait réussi au 1er siècle avant notre ère à unifier l’ensemble des pays situés sur le pourtour de la Méditerranée et à y créer une civilisation commune, héritière du riche patrimoine de la culture gréco-latine. En dépit des soubresauts de l’histoire politique et en particulier de l’installation de plusieurs peuples germaniques dans la partie occidentale de l’Empire, cette unité culturelle subsista jusqu’au milieu du VIIème siècle de notre ère. La romanité, limitée au Nord approximativement par le Rhin et le Danube, restait solidement implantée sur tout le pourtour du Mare nostrum.

Les conquêtes arabes des VIIème et VIIIème siècles ont mis fin à cette situation et créé autour de Damas, de Bagdad et de Cordoue une aire de civilisation arabo-musulmane englobant les pays des rives Est, Sud et Ouest de la Méditerranée. La romanité se trouvait désormais cantonnée sur la rive Nord de cette mer, de quelques vallées sud-pyrénéennes à l’Anatolie. Malgré le maintien sous la domination arabo-musulmane d’Eglises chrétiennes importantes, cette romanité repoussée vers le Nord se confondait de plus en plus avec la chrétienté. La conversion des peuples germaniques restés au-delà du Rhin, puis des peuples slaves et des peuples scandinaves ( fin du VIIIème siècle au Xème siècle ) étendit donc la romanité, sous sa forme latine et sous sa forme grecque, en même temps que la chrétienté, jusqu’aux limites actuelles de l’Europe. Bref, l’Europe était née, avec son double héritage gréco-romain et chrétien. Il n’est pas excessif de dire que cette naissance résulte avant tout de la poussée arabo-musulmane le long de la Méditerranée et de la résistance assez peu efficace que la romanité lui avait opposé.

Les IXème et Xème siècles virent encore de nombreux affrontements armés entre chrétiens et musulmans, de l’Espagne à l’Anatolie. La supériorité arabe se manifesta en particulier par la conquête de plusieurs grandes îles de la Méditerranée, de la Crète (826) aux Baléares (903), en passant par la Sicile, qui fut un champ de batailles entre Arabes et Byzantins de 827 à 902, et Malte, conquise en 870. Ces îles furent récupérées par des Etats chrétiens entre 960 (Crète) et 1286 (Baléares), avaient été entre temps le lieu d’échanges culturels importants, très spécialement en Sicile. Comme on sait, c’est plus encore en Andalousie, à l’époque du califat de Cordoue (de 755 au début du XIème siècle), que s’opéra le contact entre la civilisation arabo-musulmane, héritière de la philosophie grecque, le judaïsme et ce qui subsistait de la romanité. Le grand nom d’Averroës (1126-1198), commentateur de Platon et d’Aristote, dont l’œuvre aura une influence énorme dans l’Europe à partir du XIIIème siècle, atteste que la floraison culturelle se prolongea à Cordoue au moins jusqu’au début du XIIIème siècle.

Le lancement des Croisades, à la fin du XIème siècle, marque un retournement de l’équilibre militaire, jusqu’alors favorable aux Etats musulmans. L’Europe de l’Ouest se sent désormais capable de prendre l’offensive, au lieu de se contenter de se défendre contre l’expansionnisme arabo-musulman. Outre la récupération de la Sicile et de Malte par les mercenaires normands du Pape (1091), on assiste à la constitution des Etats " francs " de Syrie-Palestine (1099), puis à la réduction par les royaumes d’Aragon et de Castille du domaine musulman d’Espagne à la seule région de Grenade, tandis que le Portugal s’étend jusqu’à l’Algarve (première moitié du XIIIème siècle). Même si les Etats " francs " disparurent avant la fin du XIIIème siècle et si les expéditions des Croisés en Egypte et en Tunisie furent des échecs, le vent avait tourné et l’Europe n’eut plus à craindre de menace arabe.

Le XIIIème et le XIVème siècle furent d’ailleurs une période de relative détente dans les relations entre l’Europe et le monde musulman. Si saint François d’Assise paraît un précurseur dans son utopique et pacifique visite de 1219 aux chefs de l’armée égyptienne lors du siège de Damiette, l’histoire de la Croisade de l’empereur Frédéric II révèle un changement d’attitude chez les dirigeants européens : au lieu de livrer bataille, l’empereur obtint par traité la possession de Jérusalem, de Bethléem et de Nazareth et se fit couronner en 1229 roi de Jérusalem. Ce résultat étonnant ne fut pas durable, mais caractérise bien l’ère nouvelle qui s’ouvrait. D’ailleurs, Frédéric II (1194-1250), élevé à Palerme dans l’atmosphère pluri-culturelle d’une Sicile encore très marquée par les influences grecques et arabes venues de son histoire, grand esprit, poète à ses heures, se fit traduire de nombreux livres grecs et arabes et utilisa les services d’Arabes pour administrer efficacement son royaume, comme ses ancêtres normands l’avaient fait avant lui. Cependant, la présence musulmane en Sicile se réduisit peu à peu, du fait des départs et des conversions.

Le royaume d’Aragon, qui avait conquis les Baléares et la province de Valence, y toléra les musulmans et les juifs, qui y étaient nombreux. Il s’instaura dans cet Etat une atmosphère pluri-culturelle dont le produit le plus significatif fut Ramon Lulle (vers 1234-1316). Ce mystique très marqué par l’influence du soufisme, proche des Franciscains, même s’il resta toujours laïque, auteur fécond, écrivit plusieurs de ses nombreux livres en arabe. Ardent missionnaire auprès des musulmans, ce philosophe augustinien finit ses jours à Bougie, où il subit semble-t-il martyre. Le royaume de Castille, qui s’était emparé de Séville et de Cordoue (1232), pratiqua pour sa part une politique beaucoup moins tolérante et expulsa les Maures, qui purent toutefois se regrouper dans le royaume de Grenade, où ils connurent jusqu’en 1492 une grande prospérité et une vie culturelle intense. En dépit de leur intolérance, les rois de Castille firent de Tolède, leur capitale, un grand centre de traduction et de diffusion des œuvres des philosophes et des savants maures. Bref, l’Europe des XIIIème et XIVème siècles, même au moment où naissait l’Inquisition et même là où elle se montrait intransigeante en matière de foi, s’ouvrait à la culture venue des terres d’Islam.

Mais cette période de détente dans les relations entre l’Europe et l’Islam fut interrompue par de nouvelles menaces contre la chrétienté, venues cette fois de l’Est : la poussée des peuples turcs. L’établissement des Tatars et des Bachkirs, Turcs musulmans, dans la vallée de la Volga et à l’Ouest de l’Oural depuis le IXème siècle et la création en Anatolie par la dynastie turque des Seldjoukides d’un sultanat de Roum avec Konia comme capitale (A partir de la fin du XIème siècle) ne concernaient encore l’Europe que d’une façon très marginale.

Mais la situation changea avec l’invasion mongole du XIIIème siècle. A partir de 1236, un khanat mongol établit sa domination sur toute la Russie, mit fin à l’existence prometteuse du royaume de Kiev et fit des Tatars et des Bachkirs ses vassaux. Connu sous le nom de Horde d’Or, ce nouvel empire n’avait à l’origine rien de musulman, mais ses souverains se rallièrent définitivement à l’Islam vers 1320, si bien que leur joug très pesant apparut dès lors comme un asservissement de la chrétienté russe à une puissance musulmane. Lorsque les Tatars s’émancipèrent vers 1490 de la Horde d’Or, ils continuèrent à dominer et à exploiter les pays russes, si bien que la victoire totale que le tsar de Moscou, Ivan le Terrible, remporta sur eux en 1552 apparut comme un triomphe de la chrétienté sur l’Islam et que les nombreuses révoltes ultérieures des Tatars contre la Russie eurent un net caractère de guerre religieuse.

L’invasion mongole eut des conséquences indirectes encore plus importantes pour l’Europe du Sud-Est. Le sultanat de Roum, avec lequel l’Empire byzantin avait fini par établir des relations de voisinage acceptables, fut réduit au statut de vassal par les Mongols en 1243, puis détruit par eux en 1307-1308. Cela laissa le champ libre à quelques petits émirats turcs jusqu’alors tenus en bride par les Seldjoukides, en particulier les très combatifs Ottomans. Ceux-ci conquirent en une trentaine d’années presque tout l’Ouest de l’Anatolie, puis passèrent en Europe dès 1345 et étendirent rapidement leur domination sur la plus grande partie de la péninsule des Balkans, remportant notamment une bataille décisive contre les Serbes en 1389 au Kosovo. Ils consolidèrent leur emprise sur ces pays en y installant de nombreux colons turcs, puis se retournèrent contre Constantinople, désormais isolée, et s’en emparèrent en 1453 après un siège mémorable. L’Empire ottoman établit sa capitale dans cette ville, jadis considérée comme la nouvelle Rome, et poursuivit pendant près de trois siècles une expansion irrésistible. C’est ainsi qu’il s’assura la possession de tous les pays arabes, à l’exception du Maroc, et devint le porte-glaive et le porte-parole de l’Islam sunnite, menant de nombreuses guerres contre l’Empire perse, défenseur du chiisme, et reprenant pour son souverain le titre de calife tombé en désuétude depuis l’invasion mongole du XIIIème siècle.

Face à l’Europe chrétienne, la progression ottomane se poursuivit sans relâche pendant longtemps après la prise de Constantinople. Les épisodes les plus dramatiques en furent l’annexion de la Hongrie après la bataille de Mohacs (1526) et le siège de Vienne en 1529. Malgré son échec devant les murs de la capitale autrichienne, l’armée turque avait à cette occasion pénétré jusqu’à Ratisbonne et semé l’alarme dans toute l’Europe chrétienne, aussi bien chez les catholiques que chez les disciples de Luther. Du côté de la Méditerranée, la flotte turque remporta de nombreuses victoires, en particulier contre Venise. Elle fut défaite en 1572 à Lépante par une coalition dirigée par le Pape et par l’Espagne, mais resta longtemps redoutable, tandis que les corsaires " barbaresques ", vassaux de l’Empire ottoman, menaçaient tous les navires circulant dans la Méditerranée occidentale.

Bref, l’Islam, aux yeux des Européens, se confondit avec la puissance turque au moins jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. L’intérêt national pouvait conduire à des accommodements avec cet empire, comme ce fut le cas pour la France aux prises avec le Habsbourg ou pour Venise, enrichie par son commerce avec l’Orient, mais le Turc restait avant tout pour la chrétienté européenne un dangereux ennemi dont la religion et la culture, même si on leur reconnaissait quelques mérites et si elles attiraient la curiosité, ne pouvaient en aucun cas susciter la sympathie. Du côté musulman, un certain dédain envers l’Europe chrétienne, alimenté par la conscience de la suprématie turque, rendait aussi tout dialogue difficile.

La décadence de l’Empire ottoman, manifeste dès la fin du XVIIIème siècle, provoqua au retournement de la situation. Si l’expédition d’Egypte menée par Bonaparte en 1798-99 fut un échec, en raison de l’opposition de la flotte anglaise, elle marqua néanmoins le début des entreprises européennes dans les pays d’Islam du bassin méditerranéen. Par ailleurs, les peuples chrétiens de la péninsule des Balkans réclamaient leur libération du joug turc. Les Grecs se soulevèrent en 1821 et, après une guerre impitoyable, obtinrent leur indépendance en 1832. La France s’empara d’Alger en 1830 et annexa toute l’Algérie quelques années plus tard. Temporairement sauvé par l’intervention de la France et de l’Angleterre contre la Russie (Guerre de Crimée, 1854-56), l’Empire ottoman dut accepter en 1860 l’occupation temporaire du Liban par les forces françaises et un régime spécial protégeant dans cette région les populations chrétiennes. En 1878, après une guerre russo-turque, la conférence de Berlin proclama l’indépendance de la Serbie, du Monténégro, de la Roumanie et de la Bulgarie. En 1881, l’Angleterre occupa l’Egypte et la France la Tunisie. A la même époque, la Russie achevait l’annexion des Etats turcs de l’Asie centrale.

Après bien des péripéties, la guerre de 1912-1913 provoqua l’élimination de la Turquie de la péninsule balkanique, à l’exception de la province d’Andrinople. La guerre de 1914-1918 acheva le démembrement de l’Empire ottoman et les traités qui la conclurent confièrent à l’ Angleterre un mandat de la Société des Nations sur la Palestine, la Transjordanie et l’Irak et à la France un mandat sur le Liban et la Syrie. La défaite fut suivie par l’instauration en Turquie d’une République laïque qui réussit à empêcher l’annexion par la Grèce de l’Anatolie occidentale, mais dut consentir à un gigantesque échange de populations entre les deux pays (Traité de Lausanne, 1923). Bref, la Turquie reniait ses liens avec l’Islam et tous les pays arabo-musulmans, à l’exception de ceux qui se partageaient la péninsule arabique, étaient placés sous la domination –fût-elle provisoire – de pays européens. On à peine a imaginer l’ampleur du bouleversement ainsi opéré !

Avec la disparition de la crainte du Turc et l’établissement progressif d’une domination européenne sur presque tous les pays arabes, le blocage qui empêchait l’Europe de s’intéresser à l’Islam avait disparu. Le recul de l’influence des Eglises chrétiennes sur la vie intellectuelle en Europe facilita aussi le développement des recherches en islamologie et, plus généralement, en orientalisme. Ces travaux savants, souvent désintéressés, furent parfois liés à des tentatives de conversion des populations musulmanes au christianisme, comme ce fut le cas chez les Pères blancs, congrégation missionnaire fondée en 1868 par le futur cardinal Lavigerie. On assiste aussi dans plusieurs pays européens à d’authentiques manifestations de sympathie à l’égard de l’Islam, allant parfois jusqu'à des conversions à la foi musulmane. La France, que les troupes recrutées au Maghreb avaient grandement aidée à gagner la première guerre mondiale, se déclarait " puissance musulmane " et, toute laïque qu’elle fût, construisait à Paris une magnifique mosquée. Bref, un certain dialogue entre l’Europe et l’Islam s’amorça, d’autant plus que le prestige de la civilisation européenne séduisait beaucoup des membres des classes dominantes des pays musulmans, qu’elles fusent turques ou arabes. Pourtant, l’annexion coloniale ou quasi-coloniale des pays arabes avait créé une situation explosive, qui aboutit tout de suite après la fin de la deuxième guerre mondiale à la libération de ces pays du joug européen, dans des conditions plus ou moins dramatiques. Les cas les plus douloureux furent ceux de l’Algérie, où la longue guerre d’indépendance (1954-1962) laissa des traces profondes, réveillant un antagonisme entre Français et Algériens dont les deux pays souffrent encore, et de la Palestine, où la création de l’Etat d’Israël ne fut possible qu’au détriment des Palestiniens et suscita un renforcement de l’hostilité entre Juifs et Arabes dont l’Europe subit encore le contre-coup. De ce fait, une grande méfiance vis-à-vis de l’Islam, soupçonné d’encourager le terrorisme, existe encore dans plusieurs pays européens, en particulier la France. Le dialogue entre l’Europe et l’Islam, même s’il a de nombreux défenseurs, souffre de cette donnée désastreuse.

 

La situation actuelle

Les quelque douze siècles qui ont vu la naissance de l’Europe et ses efforts pour résister à la pression des puissances musulmanes ont laissé des traces dans les mentalités, par exemple en Espagne, en Grèce, en Serbie et en Russie, où l’idéologie de la lutte anti-musulmane de libération demeure très vivante et inspire parfois des choix politiques surprenants. Mais l’héritage le plus concret de ces siècles de lutte défensive, ce sont les populations musulmanes que le reflux turc a laissées dans de nombreux pays de l’Europe de l’Est. Ce problème a fait l’objet d’une solution radicale en Grèce, où le traité de Lausanne a organisé en 1923 l’accueil de 2.500.000 Grecs expulsés d’Anatolie et le départ de 1.500.000 Turcs en direction de la Turquie. De ce fait, il ne reste en Grèce qu’un peu plus de 100.000 musulmans, principalement en Thrace occidentale, à Cos et à Rhodes.

La situation est toute différente dans les pays de la péninsule balkanique. La petite Albanie, dont la population s’était en majorité convertie à l’Islam après son annexion à l’Empire ottoman au début du XVIème siècle, demeure musulmane pour les trois quarts. Les minorités albanaises de Macédoine, du Monténégro et de Serbie (Kosovo) sont elles aussi très majoritairement musulmanes. La Serbie comporte une autre région à majorité musulmane : le Sandjak de Novi-Pazar, peuplé de descendants de colons turcs et de Serbes convertis à l’Islam pendant la domination turque. La Bosnie compte 30 à 40% de musulmans, presque tout descendants de Serbes convertis à l’Islam aux XVème et XVIème siècles. Quant à la Bulgarie, elle a connu à partir de la fin du XIVème siècle une importante colonisation turque, de nombreuses conversions à l’Islam dans la noblesse et chez les hérétiques pauliciens, ainsi que le passage progressif à l‘Islam des Pomaks, la population autochtone du massif montagneux du Rhodope. On sait quels redoutables problèmes politiques pose dans tous ces pays la présence de ces groupes musulmans, souvent victimes de graves discriminations, et dont le nombre total est proche de 10 millions.

L’Ukraine n’a guère à faire qu’à un petit nombre de Tatars de Crimée rentrés dans leur pays après leur déportation par Staline. La partie européenne de la Fédération de Russie comprend pour sa part d’importantes minorités musulmanes. Les Tatars de la moyenne Volga, auxquels on peut ajouter leurs voisins Bachkirs, sont les plus nombreux, même s’ils sont aussi les plus russifiés. Les Azéris, qui sont également des Turcs, sont musulmans depuis le Moyen-Age. Quant aux peuples nord-caucasiens, ils ont été gagnés plus tardivement à l’Islam, en grande partie pour s’affirmer face à la poussée russe : Les Tcherkesses sont devenus musulmans du XVIème au XVIIIème siècles, les Ingouches et les Tchétchènes, au XVIIIème siècle. Ces derniers, comme on sait, sont dénoncés par les Russes comme des terroristes et mènent un combat désespéré pour accéder à l’indépendance. Au total, ces minorités de la Russie d’Europe, si on laisse de côté l’Azerbaïdjan, représentent quelques 7 à 8 millions de personnes.

Si l’on prend en compte ces diverses minorités, on doit reconnaître que l’Europe de l’Est et du Sud-Est est depuis des siècles au contact d’un Islam indigène qu’elle a souvent de la peine à traiter d’une façon correcte. L’Europe de l’Ouest et du Nord, elle, se trouve depuis plus d’une demi-siècle face à une immigration musulmane provoquée par les besoins de main-d’œuvre de son industrie. La Grande-Bretagne a accueilli plus d’un million de musulmans du Pakistan et de l’Inde. La France a reçu plusieurs millions de Maghrébins et d’Africains musulmans. Les Pays-Bas ont recouru à des Indonésiens, puis à des Marocains. L’Allemagne a fait venir quelque deux millions de Turcs. Plus récemment, l’Italie a accueilli à contre-cœur de nombreux immigrants albanais et l’Espagne s’est tournée vers des Marocains, sans même parler des clandestins qui traversent au péril de leur vie le détroit de Gibraltar. Quant aux pays scandinaves, en particulier la Suède, ils ont reçu beaucoup de réfugiés politiques originaires de divers pays musulmans. Cette liste pourrait être très sensiblement augmentée. Il n‘est pas excessif de dire que les pays de l’Union européenne ont accueilli depuis un demi-siècle au moins une quinzaine de millions d’immigrants musulmans, dont la plupart se sont établi à demeure sur la terre où ils étaient venus travailler et dont beaucoup ont acquis la nationalité de leur pays d’accueil. Face à cette donnée massive et radicalement nouvelle, les autorités nationales ont souvent tardé à prendre les mesures indispensables et les opinions publiques ont eu des réactions d’inquiétude et même d’hostilité qui rendent fréquemment le sort des immigrants très difficile.

La présence évidemment définitive dans toute l’Europe de minorités musulmanes anciennes ou récentes constitue un fait d’une extrême importance pour l’avenir des relations entre un continent en voie de sécularisation rapide et un Islam libéré du complexe d’infériorité qu’il avait contracté durant la période coloniale. Certes, les musulmans établis récemment en Europe sont pour la plupart de condition modeste et n’ont parmi eux que peu d’intellectuels, ce qui rend leur participation à la vie culturelle et au dialogue inter-religieux modeste. Mais la situation est différente dans plusieurs des groupes musulmans historiques. Qu’on pense par exemple à la Bosnie, au Kosovo ou même à l’Albanie, temporairement stérilisée par un régime politique antédiluvien. En outre, parmi les musulmans d’Europe occidentale de la deuxième ou de la troisième génération, il y a maintenant beaucoup de jeunes qui ont fait de brillantes études et qui apportent une contribution remarquable à la vie politique, économique, sociale et culturelle des pays dont ils sont désormais citoyens à part entière. C’est vrai aussi sur le plan religieux, ce qui ouvre des perspectives très neuves pour le dialogue inter-religieux.

Il faut également évoquer un phénomène qui, sans être totalement nouveau, a pris depuis un demi-siècle une ampleur nouvelle : les conversions à l’Islam d’Européens de souche, parfois à l’occasion d’un mariage, mais souvent aussi par conviction personnelle. On peut estimer leur nombre à quelques centaines de milliers dans l’ensemble de l’Europe. Il s’agit souvent d’intellectuels, dont la contribution à la vie culturelle renforce encore l’apport musulman à l’activité d’ensemble de leur pays dans ce domaine, y compris pour le dialogue des religions.

Les tragiques événements des dix dernières années en Bosnie, en Tchétchène et au Kosovo, les graves problèmes que connaît en ce moment la Macédoine, les sérieuses difficultés d’intégration auxquelles se heurtent chaque jour beaucoup des immigrants musulmans et de leurs enfants dans à peu près tous les pays d’Europe occidentale montrent toutefois que les minorités islamiques ne sont tolérées que très imparfaitement. On peut donc comprendre que certains de leurs membres se révoltent contre le sort peu enviable qui leur est fait et recourent à la violence pour faire avancer leur cause, qu’il s’agisse de simples incivilités, de délinquance plus ou moins brutale, de lutte armée chez certaines minorités historiques ou même de terrorisme. Mais la violence appelle la violence et une répression parfois très dure répond chaque fois à ces attitudes contestataires. Le dialogue qui devrait s’instaurer du fait du voisinage s’en trouve compromis, malgré les efforts d’un certain nombre de médiateurs.

La désislamisation de nombreux musulmans d’Europe, qu’il s’agisse d’immigrants récents ou de musulmans implantés depuis des siècles dans des pays soumis jusqu’à une date récente à un régime communiste anti-religieux, n’améliorent pas la situation. Les musulmans restent impopulaires aux yeux de leurs concitoyens, qu’ils fassent la prière et le ramadan ou pas, et, faute d’une pratique religieuse régulière, ils souffrent souvent d’une perte d’identité. La création de salles de prières et de mosquées peut certes les aider à retrouver les repères perdus, mais, faute de cadres bien formés, ils n’y trouvent pas l’appui dont ils auraient besoin pour affronter le monde moderne et sont renvoyés à une sorte de ghetto dont les jeunes ont de plus en plus de mal à se contenter. Divers mouvements piétistes s’offrent alors à ces jeunes insatisfaits, auxquels ils procurent un réconfort certain, mais ne les préparent guère à la vie dans la société d’aujourd’hui. Il y a heureusement des exceptions à ce constat décourageant et l’on voit de jeunes musulmans qu’une pratique religieuse accompagnée d’une réflexion ouverte arme pour jouer un rôle positif dans le monde contemporain.

Si l’on se tourne vers les pays musulmans, on constate que leur émancipation politique a rendu possible un dialogue avec l’Europe dans les domaines économique, politique, culturel, et universitaire. Malheureusement, ce dialogue se heurte parfois encore à des obstacles redoutables, qui tiennent en particulier aux options politiques des uns et des autres (expédition de Suez en 1956 ; attitudes provocatrices de la Libye ; problèmes posés par le régime turc aux prises avec la révolte kurde et avec son opposition d’extrême gauche , etc.). Par ailleurs, le dialogue inter-religieux reste limité à quelques cercles intellectuels et à quelques rencontres officielles qui gardent un caractère exceptionnel.

Perspectives

L’Islam d’Europe fait face à un certain nombre de risques, qu’il ne faut pas négliger. S’il ne risque guère d’être détruit, malgré les attaques de ses ennemis, il ne peut pas considérer les menaces qui pèsent ça et là sur lui comme négligeables. Dans les Balkans, la vigilance de la communauté internationale est pour lui une protection assez sûre. Mais qu’en sera-t-il demain de la Tchétchènie, si peu présente dans l’opinion européenne ? Et si en France et en Allemagne, l’extrême droite paraît hors d’état d’arriver au pouvoir, qu’en sera-t-il demain de l’Autriche ou même de l’Italie, avec les conséquences qu’on imagine pour les immigrés musulmans ? Une grande vigilance demeure donc indispensable.

Sur un autre plan, le risque existe, comme l’histoire récente nous l’a enseigné, que de jeunes musulmans européens se laissent attirer par l’action terroriste, parée du prestige de l’héroïsme religieux. Le danger serait alors que l’opinion publique des pays d’Europe fasse l’amalgame entre Islam et terrorisme et impose aux gouvernements des mesures répressives extrêmement rigoureuses. Une telle dérive aurait les conséquences les plus désastreuses sur la vie des musulmans d’Europe et doit être évitée à tout prix. Les attentats anti-américains du 11 septembre et la jubilation qu’ils ont causée chez certains musulmans d’Europe, d’Afrique et d’Asie sont un avertissement à ne pas négliger, que l’expédition américaine en Afghanistan soit un succès ou pas.

L’Europe ne doit évidemment pas se contenter d’avoir des relations avec l’Islam présent chez elle. Le monde musulman tout entier est concerné, de l’Afrique de l’Ouest à l’Indonésie, même si les pays arabes et les pays turcs sont pour elle les plus proches voisins. Les risques que ce voisinage entraîne ne sont pas inexistants, surtout tant que l’Union européenne est incapable de mener une politique étrangère commune. Dans le domaine économique, le problème de l’approvisionnement en pétrole est crucial et peut toujours faire l’objet d’un chantage de la part de certains pays arabes, tandis que les barrières douanières européennes risquent de nuire au développement industriel des pays musulmans. Dans le domaine politique, l’interminable conflit entre Israël et les Palestiniens menace tout le Proche-Orient d’un embrasement qui n’épargnerait pas l’Europe ; il est donc urgent que l’Union européenne apporte sa contribution à la recherche de la paix. De plus, le terrorisme des G.I.A., qui continue à ravager l’Algérie et qui a des antennes en Europe, doit être combattu au Nord comme au Sud de la Méditerranée, sous peine de le voir déborder un jour sur les pays européens. Enfin, les grands centres intellectuels de la théologie musulmane, de l’Arabie saoudite au Maroc, risquent toujours, à l’occasion de tel ou tel incident, de prendre des positions si tranchées qu’elles rendraient impossible le dialogue inter-religieux. Pour éviter une telle dérive, il convient, comme cela s’est déjà fait en divers lieux, d’instaurer un dialogue permanent entre les Eglises chrétiennes et ces centres, même si les résultats en sont au premier d’abord décevants. C’est en parlant qu’on peut échapper au risque d’un dérapage imprévu.

L’avenir des relations entre l’Europe et l’Islam n’est pas seulement tissé de risques. Il comporte aussi des espoirs, qu’il faut essayer maintenant d’inventorier. Le premier d’entre eux, c’est l’espoir qu’un Islam européen consolidé, auquel ses droits élémentaires d’exercice du culte et de respect de son calendrier et de ses prescriptions rituelles auraient été reconnues dans tous les pays d’Europe, apporterait une contribution essentielle à la mise en place dans ces pays d’une authentique société pluri-religieuse, respectant la neutralité de l’Etat et les droits des non-croyants, mais fondée sur le respect mutuel entre les religions, sur leur volonté de dialogue et sur leur désir de coopérer ensemble à la recherche d’une éthique humaine pour aujourd’hui. Ajoutons que l’expérience relativement nouvelle pour l’Islam d’une situation de minorité sans contrôle sur le pouvoir politique conduira peut-être les musulmans d’Europe à repenser la question des rapports entre religion et Etat. Une telle innovation pourrait faire école même dans les pays où l’Islam est majoritaire, comme cela a commencé à se faire en Turquie et dans certaines républiques d’Asie centrale. Cela faciliterait sans doute le sort parfois difficile des minorités chrétiennes dans les pays d’Islam.

Un autre espoir concerne le dépassement de l’antagonisme historique qui, nous l’avons vu, a été l’aboutissement de long siècle de conflit entre l’Europe et ses voisins musulmans. Le monde contemporain reste violent, mais il ne laisse plus guère de place à des affrontements militaires de voisinage. La désintégration de la Yougoslavie et les conflits qu’elle a suscités ont provoqué l’intervention rapide de la communauté internationale ; la Grèce et la Turquie se libèrent de plus en plus de leur méfiance mutuelle ; les attaques lancées par l’Irak contre l’Iran, puis le Koweït, apparaissent comme des folies d’un autre âge ; le conflit indo-pakistanais au sujet du Cachemire semble de plus en plus anachronique , etc. Guerres civiles et terrorisme ont pris la place des guerres entre voisins. On n’imagine plus l’Europe attaquée par une coalition musulmane ou se jetant sur les pays du Maghreb. Il faut espérer qu’on se libèrera très vite de part et d’autre des séquelles laissées dans les mentalités par les conflits du passé, afin de déboucher sur une coopération sans arrière-pensée, dans les domaines les plus divers.

On peut enfin espérer que le dialogue inter-religieux s’approfondisse entre les chrétiens d’Europe et les musulmans gardiens de la grande tradition théologique de l’Islam. Non qu’on doive viser à un confusionnisme qui serait un reniement des deux côtés. Mais une meilleure connaissance de l’Islam par les chrétiens et du christianisme par les musulmans dissiperait bien des malentendus et des méfiances. Et qui sait, Certaines convergences apparaîtraient peut-être, qui faciliteraient une action commune dans le domaine moral et social, même si cela se passait dans un respect commun de la laïcité, telle qu’elle est pratiquée dans les divers pays d’Europe.

Bref, quels que soient les risques inhérents au dialogue entre l’Europe et les pays musulmans, c’est l’espoir qui devrait l‘emporter. C’est en espérant que ce dialogue portera tous les fruits qu’on peut attendre de lui qu’on préparera chrétiens et musulmans à s’atteler ensemble à la tâche immense qui s’offre à eux. Pour répartir les fruits de la croissance économique entre tous les peuples et proposer à l’Europe et aux régions voisines un modèle de société qui vise plus haut que l’asservissement des hommes à la seule satisfaction de leurs besoins matériels, le monde a besoin que chrétiens et musulmans unissent leurs forces. Est-ce impossible ? Nous nous refusons à le croire.