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LES FACETTES INFINIES DE L'AMOUR

EN ISLAM

A Maurice Gloton :

pour ses traductions

d'Ibn `Arabî et d'Ar-Râzî

 

Khaled ROUMO

PREAMBULE

 

L'amour est-il dicible ?

 

Notre exposé, tout en prenant des proportions inattendues, se construit autour du noyau initial donné sous forme de conférence, à la Faculté de Théologie Protestante de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, à la suite des événements du 11 septembre 2001. L'initiative en revient à notre ami Ralph Stehly qui formula lui-même la questions dont nous traitons L'islam est-il une religion d'amour ? et son corollaire le christianisme est-ce un monothéisme ?

 

Les deux premiers termes de notre première question seront traités dans le corps de l'exposé, alors que le dernier est immédiatement examiné afin de déterminer l'approche qui sied à sa réalité. Réalité à la fois insaisissable et tangible, ce qui rend inutiles les arguments et les preuves. L'amour condamne ainsi au silence lors même qu'il invite, selon un langage spécifique, à l'expression et au partage ! Les mots ne sont donc pas la réalité mais un simple rappel, une représentation mathal (dans le sens coranique du terme) n'ayant pas de valeur intrinsèque. Cette précaution est de mise pour deux raisons : l'aspect délicat du sujet et les discours, touchant aux religions, rendus de plus en plus squelettiques parce que précisément vidés de l'élément essentiel qu'est l'amour, et cela qu'ils émanent de l'intérieur ou de l'extérieur des milieux religieux. Pour rendre à l'amour ses lettres de noblesse, nous choisissons d'interroger abondamment les oeuvres de deux grands auteurs qui ont enrichi d'une manière prodigieuse notre connaissance de l'âme : Ibn `Arabî et Marcel Proust. S'ils sont séparés par la différence de deux cultures, deux visions du monde, deux genres littéraires ainsi que par six siècles d'écart, ce n'est que bénéfice pour notre sujet : la dimension universelle issue d'enracinement varié ne peut que ressortir davantage.

 

Comment dire l'amour ?

 

Pour faire émerger l'essentiel en se situant le plus proche possible de la palpitation de la vie elle-même, il convient de faire recours à plusieurs genres littéraires et disciplines scientifiques et de trouver des échos, au message de l'islam, dans des aires culturelles et religieuses variées. Et c'est justice : un message universel, adressé à l'humanité entière, sans se réserver le monopole de la foi, ne peut être saisi que grâce aux résonances qui se créent entre lui et les innombrables expressions émanant de cette même humanité.

 

Comment oublier que l'amour est donné, d'emblée, comme une denrée brute, une passion complexe susceptible de conduire vers la lumière ou de précipiter dans les ténèbres ? Pour suggérer cette densité de l'existence et sa tension, nous faisons appel, dans un premier temps, à la littérature :

 

"Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d'intervalle qui les écrit."

 

Ces mots de Proust pourraient même nous rappeler que s'il y a des livres , qualifiés de sacrés, c'est parce que, entre Dieu et l'être humain, une passion est à l'oeuvre depuis les origines. Afin d'approcher cette passion, notre exposé s'efforcera de diversifier les dires et de les croiser afin d'atteindre à ce mathal ou Idée selon la définition proustienne du terme :

 

"...car il semble que l'élément premier ce soit l'Idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines Idées entrent d'abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des Idées, certaines sont tout de suite des joies."

 

Un parcours adaptE

Disons-le d'emblée, s'il est vrai que nous ne pouvons pas appréhender le divin sans Idées, Dieu n'est pas une Idée ! Néanmoins, pour faire ressortir ces Idées, nous procéderons par étapes. D'abord traiter de l'amour voilé ou masqué par certains discours sur l'islam, en particulier, et sur les religions en général sans oublier d'établir le parallèle avec des visions du monde agnostiques ou athées pour identifier, finalement, les blocages et repérer des axes de dialogue et de partage. Ensuite montrer l'amour dévoilé sous ses facettes infinies, tel que le texte fondateur de l'islam, le coran, en parle. Vécu dans son authenticité, dévié ou travesti, l'amour -abordé de la sorte- nous éclairera sur "la grâce et la pesanteur" non seulement des sociétés musulmanes mais encore de notre humanité. Enfin, essayer de voir cet amour à l'oeuvre à travers les événements heureux ou malheureux de notre époque. Ainsi suivrons-nous un mouvement adapté à un sujet d'ordre spirituel : aller d'un apparent opaque zâhir vers le caché bâtin pour émerger et rendre, autant que possible, clair ce même apparent .

 

 

 

 

 

I. L'AMOUR VOILÉ

 

De la polémique au partage !

 

Il est facile d'aborder l'échange et de le promouvoir en tournant le dos aux polémistes des deux bords : des chrétiens qui s'accaparent l'amour et le dénient à l'islam, et des musulmans qui confisquent le monothéisme et en écartent le christianisme. Mais imaginons un seul instant que les miracles soient encore possibles et que nos détracteurs se convertissent au dialogue. Ils renoncent du coup à la tournure quasi inquisitoriale de leur question l'islam est-il une religion d'amour ? et manifestent un désir de découverte ou, à défaut, un minimum de curiosité. L'intervenant (locuteur) évite, par conséquent, de produire un plaidoyer en faveur de l'islam ou de se livrer à une offensive parallèle. Et l'auteur de la question (auditeur) se départit de son sempiternel "discours sur l'autre" et laisse au second le champ libre pour déployer une authentique "expression de soi". La compréhension véridique est à ce prix, et se comprendre ne signifie pas forcément tomber d'accord!

 

Ainsi devons-nous changer la formulation. Ce serait, selon une option minimale :Islam et amour ; et à un degré plus élevé : La faillite de l'amour et l'apport éventuel de l'islam ; enfin, à un niveau fraternel et solidaire :Que faire ensemble pour que s'épanouisse l'amour ? Cette manière d'aborder la question est conforme à l'éthique musulmane du partage entre humains. Car, au-delà de l'islam et des religions, faire fructifier l'amour est l'affaire de tous : croyants, agnostiques et athées. Dieu s'adresse à l'ensemble des humains dans le Coran pour leur rappeler qu'ils n'ont pas à se prévaloir d'une naissance puisqu'ils sont tous issus d'un mâle et d'une femelle, ni d'une quelconque appartenance étant donné que c'est Dieu lui-même qui les a répartis en peuples et tribus afin qu'ils se reconnaissent mutuellement. Par conséquent, le plus noble d'entre eux est, aux yeux de Dieu, celui qui se garde de fausser l'ordre de la création (coran 13, 49), et cet ordre c'est précisément l'amour ! Il est à noter que ce verset fonde et confirme l'unité de l'Espèce dans sa diversité sur une seule et unique valeur transcendantale.

 

Mais avant de poursuivre notre exposé, cernons en le cadre en faisant place aux objections habituelles. Si l'enseignement est tel, que dire de son application dans le vécu des musulmans ? Il me semble qu'il faut éviter de s'engager dans cette direction car la communauté musulmane est gouvernée, à travers son histoire, par les mêmes lois qui régissent les autres communautés et que l'écart entre l'idéal et la pratique est une constante de toutes les doctrines dont se réclament les sociétés humaines. D'ailleurs y a -t- il des outils de mesure qui permettent d'évaluer, à travers les siècles, l'apport de telle ou telle expérience humaine en matière d'amour ? Et si oui, lesquels ? Qui les a fixés ? Qui va les appliquer ? Nous sommes en plein règne d'absurde, et c'est normal car cette affaire est des plus complexes et des moins évidentes !

 

du partage : une éthique et des axes

 

Entre les tenants de différentes visions du monde

 

Le meilleur moyen d'aider les adeptes des différentes religions à décloisonner, entre eux, le champ de l'amour c'est de les inviter à examiner comment le partage se fait avec l'autre frange de l'Humanité qui n'adopte pas le divin comme référence. Un partage de divers ordres : spirituel, philosophique, intellectuel, esthétique, émotionnel, affectif... Comme les préjugés sont réciproques, il s'agit de se débarrasser de l'idée selon laquelle le monopole de l'amour revient aux croyants et celui de la rationalité aux athées. Les premiers considérant les seconds comme des sans-morale, sans-coeur, et ces derniers leur "retournant la politesse" en les traitant de "crédules", "superstitieux", "naïfs", etc.... Le fait de "concevoir" l'autre dans sa manière différente, irréductible, de "gérer" son capital d'amour lance un bénéfique défi à l'esprit humain en ceci qu'il le remet face aux possibilités infinies selon lesquelles une existence pourrait être modelée. Parce que de la foi à l'athéisme et inversement, l'humanité ne suit pas de marche régulière ! Tel est le constat d'un célèbre historien des religions et de l'athéisme qui exclut tout processus linéaire :

 

"Car croyance et incroyance sont des phénomènes complexes, variés, nuancés, qui ne sont qu'une composante de la culture globale, une composante toujours présente, depuis le début, et dont les proportions varient en fonction d'une multitude de facteurs..."

 

D'ailleurs, y a -t- il individualité sans cet immense droit à façonner son destin, selon les uns, ou à se laisser activement créer par Dieu, selon les autres ? Mais cette réalité ne peut être appréhendée que par des esprits qui se mettent à l'oeuvre pour déchiffrer le sens de leur traversée. C'est un véritable art que chacun se doit de cultiver quelle que soit sa condition. Hélas ! nos sociétés de consommation, par l'abêtissement qu'elles imposent à leurs membres, exploitants ou exploités, les dépossèdent du sens du merveilleux lié à ce qu'on appelle -de nos jours- désenchantement et réenchantement du Monde. Le fondateur de l'islam invitait déjà au 7° siècle ses contemporains à lire, dans les merveilles de la création, le sens de leur itinéraire en se rappelant que cette beauté réfère à un auteur, un véritable artiste qui crée, d'une manière originale, à partir de rien et sans aucun modèle préalable d'où son nom Badî`(117, 2 ; 101, 6). C'est uniquement au niveau de cette émotion esthétique que les esprits peuvent réellement se rencontrer. Et cette richesse n'est pas l'apanage d'une élite comme le dit Proust, se définissant comme athée lui-même, puisque

 

"... ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire."

 

Selon la révélation musulmane, tout humain est responsable, vis à vis de soi-même et devant son Créateur, de l'écriture de ce livre (le mot kitâb est utilisé dans ce sens), le livre de sa vie qu'il aura devant les yeux le jour de la résurrection :

 

"Lis ton livre ; aujourd'hui, il te suffit d'être ton propre juge! (14, 17)"

 

C'est de livre à livre que se fait la communion des esprits et des coeurs apprivoisés (mis à l'unisson ) selon l'expression coranique (103, 2 ; 63, 8). Chacun est invité à cultiver sa beauté intérieure et à en faire une oeuvre susceptible d'aider à mettre l'univers des humains en expansion. Cette vision rejoint à merveille celle d'un Proust :

 

"Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini ..."

 

A partir de ce point de vue, nous pensons que, fondamentalement et à travers les époques et les cultures, il y a "glissement du Sens" pareil au "glissement sémantique" et que cela entraîne les "métamorphoses du sacré". Seul un esprit partisan refuserait cette évidence : l'existence d'une réelle passerelle entre les expériences humaines. Prenons, par exemple, le regard rétrospectif que jette Sartre sur son itinéraire. Après avoir évoqué, dans un récit autobiographique, le souvenir de ses héros modèles, il précise :

 

"Je ne relève que d'eux qui ne relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m'y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs d'autrefois pour que tout me soit rendu au centuple ."

 

De figure à figure et dans la sphère privée, cette filiation peut être établie. Il en va autrement dans la sphère collective où la rupture semble quasiment consommée comme le note Georges Minois, cité plus haut. Athée lui-même, il tâche, pour une première fois, de retracer l' "Histoire de l'athéisme ... qui n'est pas le simple négatif de l'histoire des croyances religieuses". Ce vide historiographique doit son existence, d'après lui, à :

 

"la connotation négative qui s'attache à l'incroyance. Tous les termes utilisés pour la désigner sont à préfixe privatif ou négatif : a-théisme, in-croyance, a-gnosticisme, in-différence."

 

Tant il est vrai que la terreur intellectuelle, qu'imposaient et imposent les institutions politico-religieuses, occulte -quand elle n'empêche pas- les échanges franches, gratuites et équilibrées autour d'une vision du monde ne se référant pas au divin. Pour la clarté du débat, nous nous permettons ici de faire une ample citation du dit ouvrage :

 

"L'attitude incroyante est une composante fondamentale, originelle, nécessaire et donc inévitable de toute société. Par là, elle a obligatoirement un contenu positif, et ne se réduit pas à la non-croyance. Elle est une affirmation : l'affirmation de la solitude de l'homme dans l'univers, génératrice d'orgueil et d'angoisse ; seul face à son énigme, l'homme athée nie l'existence d'un être surnaturel intervenant dans sa vie, mais son comportement ne s'appuie pas sur cette négation ; il l'assume comme une donnée fondamentale (athéisme théorique) ou inconsciemment (athéisme pratique)."

(...)"Cette solitude, qui fait sa grandeur et sa misère, est à l'origine de conduites diverses ; elle engendre une morale ou une éthique fondée sur la seule valeur discernable dans l'univers : l'homme... Comme les religions, l'athéisme est pluriel, il a évolué, il a pris des formes différentes, successives et simultanées, parfois antagonistes."

 

Entre les musulmans eux-mêmes

 

Dans l'aire de la culture arabo-musulmane, quand le pouvoir -avec toutes ses assises- manifestait une bonne santé, la liberté de pensée était non seulement respectée mais plus encore cultivée. Il en subsiste quelques témoignages riches de signification pour la période de crise profonde que traverse le monde musulman. Ainsi un philosophe comme Râzî (Razès 864-925 qui porte le même nom que le théologien cité dans cet article) répandit un anti-prophétisme soutenu qui s'est exprimé avec "une violence inouïe". Il parlait même d'imposture "démoniaque" qui a influencé, d'après l'auteur de l'Histoire de la philosophie islamique, le fameux pamphlet "des Trois Imposteurs" (Moïse, Jésus, Mahomet), si goûté des rationalistes en Occident depuis Frédéric II de Hohenstaufen. En outre, Râzî proclame un "égalitarisme" irréductible :

"Tous les hommes sont égaux ; il est impensable que Dieu en ait distingué quelques uns pour leur confier la mission prophétique. Celle-ci ne peut donc avoir que des conséquences désastreuses : les guerres et les tueries déchaînées au nom des dogmes et des vaines croyances."

 

Il est à noter que ces idées, d'une actualité surprenante, étaient versées dans le cadre d'une superbe et libre"disputation" contre un adversaire ismaélien partisan d'une exégèse spirituelle ésotérique ta`wîl, susceptible -d'après lui- de mettre les religions, chacune, à son rang sans antagonisme aucun. Râzî maintient que la mission des philosophes est de réveiller les âmes en léthargie et défend les philosophes contre toute attaque :

 

"Il ne s'agit ni de mensonge ni d'erreur. Chacun d'eux a fait des efforts, et du fait de ses efforts, il s'est mis sur le chemin de la vérité."

 

Cet antagonisme entre le philosophe et l'exégète, que Henri Corbin considère comme l' "un des grands moments de la pensée en Islam", revêt un double intérêt : il nous rappelle que place était faite à la diversité des opinions et que

 

"l'opposition en jeu n'est pas une banale opposition entre rationalisme, philosophie et théologie au sens courant ou confessionnel du mot. C'est une opposition bien plus radicale entre un esprit religieux ésotérique, initiatique, et une volonté hostile à tout ce que cet esprit implique."

 

Cet espace de totale liberté, droit inaliénable de la conscience humaine, a ses garanties dans le livre fondateur de l'islam (256, 2 ; 107, 6 ; 54, 17 ; 41, 39) ainsi que dans la geste des premiers musulmans. Il se continue à travers la spiritualité vécue et approfondie par des générations de Soufis et resurgit chez certains penseurs contemporains dont nous citons, à titre d'exemple, l'historien tunisien M. Talbi. Dans son livre récent intitulé "Penseur libre en Islam", il décline ses différents héritages dus à la situation privilégiée de sa ville Kairouan, se dit conscient d'être au confluent d'éléments de civilisation divers : culture de base musulmane, judaïsme, christianisme, des résidus de manichéisme, et ajoute avant de s'opposer clairement aux intégristes :

 

"Mais se rencontrent aussi en moi les cultures occidentales d'inspiration humaniste, des cultures souvent sans Dieu - il y a au moins du Nietzche, qui a cru pouvoir annoncer la mort de Dieu"

(...) "Tout homme, d'ailleurs ne saurait être contraint que par sa conscience. Le reste, y compris la théologie, relève de l'élaboration, de la construction humaine, laquelle est certes parfaitement respectable, mais ne peut jamais forcer l'adhésion. C'est là le point fondamental qui me sépare des intégristes musulmans, ceux-ci voulant imposer aujourd'hui des constructions du passé et ignorant certaines évolutions qui se sont produites au cours des âges - cela sans discussion possible et de façon autoritaire."

 

Cet esprit en dialogue affirme pourtant sa foi et sa pratique musulmane et se plaît à trouver l'enracinement de sa pensée dans l'époque d'or de la civilisation musulmane qu'il évoque à travers le récit d'un théologien espagnol (Xe-XI° siècle). Ce savant passe par Kairouan sur son chemin vers l'Orient dans le dessein d'y compléter sa formation juridique. Il découvre à Bagdad les"Cercles de controverses" : une assemblée composée d'athées, de juifs, de chrétiens, de manichéens, de zoroastriens ; et cela à la mosquée, dans la capitale du califat, du représentant de l'islam. Le président, qui n'était certainement pas musulman, ouvrait les débats comme suit :

 

"Selon notre contrat, personne ici ne tirera argument de son Livre sacré, et surtout pas les musulmans à partir de leur Coran (...) simplement parce qu'il ne constitue pas notre référence. Ici, nous en appelons donc à la seule raison."

 

Repassant par Kairouan, notre savant raconte son aventure à un collègue kairouanais et lui exprime sa réprobation (intégriste !) de telles pratiques, en se demandant :"Avons-nous encore un calife ou bien n'en avons-nous plus ?"

 

Entre les adeptes des différentes religions :

 

Comme le constate assez judicieusement G. Minois :

 

"...tous ces pseudo-retours sont suspects, et qu'à y regarder de plus près, la réalité est loin de correspondre à un renouveau religieux."

 

Ces retours, du fait de leur manque d'authenticité, peuvent même générer, comme par le passé, des conflits et des guerres en devenant le terreau de ce que Amin Maalouf appelle "Les Identités meurtrières".. Le même auteur, traumatisé par la guerre civile qui a ensanglanté son pays natal le Liban, décrit les rivalités et haines religieuses d'une manière saisissante dans son oeuvre de fiction biographique consacrée à la figure de Mani. Le fondateur du manichéisme, dans ses efforts d'établir une vraie fraternité entre les adeptes des différentes religions de l'Empire perse, passe par des moments de total découragement face aux profondes dissensions et se dit :

 

"Je me demande parfois si ce n'est pas le maître des Ténèbres qui inspire les religions, à seule fin de défigurer l'image de Dieu."

 

Il est vrai que lorsque les croyants troquent leur identité spirituelle contre une identité qui n'a de la religion que le sectarisme, le doute est permis ; un doute qui déchire le voile des appartenances aliénantes pour redonner la vraie vision de Dieu. Mani, tel que le romancier le fait parler, est dans la droite ligne d'innombrables figures spirituelles, issues de toutes les religions, qui érigent le respect de l'autre en valeur supérieure s'opposant aux conflits mesquins liés à l'image que chaque communauté fermée se fait d'elle-même :

 

"Je respecte toutes les croyances, et c'est bien cela mon crime aux yeux de tous. Les chrétiens n'écoutent pas le bien que je dis du Nazaréen, ils me reprochent de ne pas dire du mal des juifs et de Zoroastre. Les mages ne m'entendent pas lorsque je fais l'éloge de leur prophète, ils veulent m'entendre maudire le Christ et le Bouddha. Car lorsqu'ils rassemblent le troupeau des fidèles, ce n'est pas autour de l'amour mais de la haine, c'est seulement face aux autres qu'ils se retrouvent solidaires. Ils ne se reconnaissent frères que dans les interdits et les anathèmes."

 

Puisqu'il est question d'amour, il est important de noter que, de l'avis de tous ses hérauts, il ne peut se vivre que si l'on ne se trompe pas d'objet d'adoration. Fions-nous pour cela à la figure quasi contemporaine de Râmakrishna (1836-1886) lorsqu'il précise :

 

"Toutes les religions sont des chemins qui conduisent à Dieu, mais les chemins ne sont pas Dieu."

 

Tel n'est pas le cas de la majorité des adeptes des trois monothéismes qui, interprétant d'une manière fermée leurs livres, se barricadent derrière des dogmes réduisant leurs religions au rang de grandes sectes : le judaïsme prisonnier de la notion du peuple élu, le christianisme triomphant avec les paroles de Jésus "Je suis le chemin , la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi.", et finalement l'islam qui barre le chemin en s'appuyant abusivement sur les deux versets " La religion, aux yeux de Dieu, est l'islam ", et " Quiconque adopte une autre religion que l'islam, cela ne sera pas agréé de lui, et il sera, dans la vie dernière, parmi les perdants (19, 85 / 3) ".

 

Curieusement, ces trois énoncés, de même qu'ils génèrent une exclusion identique, présentent -quand ils sont interprétés sur un mode ouvert- la même convergence que manifestent, à travers les siècles, les grandes figures comme les humbles fidèles issus des trois communautés : l'islam entendu comme une manière d'être empreinte de confiance et de paix -parce que l'intégralité et l'intégrité de l'être sont garanties par Dieu (voir infra) - rejoint le "notre père", prière que Jésus apprit à ses disciples et qui est devenue la prière par excellence du monde chrétien. Et c'est dans ce sens que tous ceux qui suivent ce chemin de l'amour, unique vérité, accèdent à la vraie vie et deviennent les élus de Dieu.

 

Au-delà d'une simple interprétation théorique, il s'agit d'une pratique propre à des personnes issues de toutes les traditions spirituelles. En islam, nombreux sont les maîtres spirituels qui ont expérimenté cette réalité : la certitude se goûte dans l'intimité de la conscience. Citons le célèbre Rûmî :

 

"Que faire, ô musulmans ? Car je ne me connais pas moi-même.

Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman *;

je ne suis ni d'Orient, ni d'Occident...

Je ne suis pas de terre, ni d'eau, ni d'air, ni de feu ...

Je ne suis pas de ce monde , ni de l'autre, ni du paradis ni de l'enfer,

je ne suis ni d'Adam, ni d'Eve...

Ma place est d'être sans place, ma trace est d'être sans trace ;

ce n'est le corps ni l'âme, car j'appartiens à l'âme du Bien-Aimé...

Un seul je cherche, Un seul je sais, Un seul je vois, Un seul j'appelle.

Il est le Premier, Il est le Dernier, Il est le Manifeste, Il est le Caché ...

Je suis enivré de la coupe de l'amour, je n'ai que faire des deux mondes ;

je n'ai d'autre fin que l'ivresse et l'extase.

 

La nature de l'expérience spirituelle

 

Il est absolument impossible de pouvoir s'entendre au sujet du phénomène religieux si on ne le lie pas à l'expérience spirituelle. Cette expérience heureuse, malheureuse ou avançant à tâtons -examinée attentivement- peut rendre compte de certains faits ou événements individuels ou collectifs qui , sans cela, peuvent prêter aux plus étranges interprétations. D'entrée de jeu, il faut préciser une chose paradoxale : le caractère objectif et subjectif à la fois d'une telle expérience : oui, Dieu et l'être humain peuvent entrer en contact, et c'est universellement mentionné et présent dans l'histoire de l'humanité ; non, de personne à personne, nul ne peut le provoquer, ni le communiquer, ni le sonder, ni le vérifier !

 

Le texte coranique atteste cette réalité quand il précise que la foi est un don fait par Dieu à l'être humain, et que même ses messagers ne peuvent le communiquer fût-ce par amour pour leurs semblables (52, 42 ; 56, 28). Autant l'adhésion, de ceux qui en font l'expérience est liée -pour eux- à des évidences, autant il leur est impossible d'en rendre compte ! Et ceci non seulement en direction d'athées ou d'agnostiques mais aussi de personnes croyantes n'ayant pas accédé à cette perception de la réalité. Toutefois, chose curieuse ! ces personnes s'identifient entre elles comme par un flair spécifique, et ce quelle que soit leur origine culturelle ou religieuse.

 

Néanmoins, nous pouvons constater que -sur un terrain anthropologique et ontologique- s'offrent à l'observateur attentif de profondes similitudes entre différentes appréhensions de l'existence : lors même que leurs référents ne sont pas les mêmes -ce qui donne à leur rencontre plus de valeur- un mystique hindou, Râmakrishna (1836-1874) et un écrivain indifférent aux choses de la religion mais parlant de "connaissance spirituelle", Proust, évoquent une expérience de ravissement quasi identique ! Ecoutons-les successivement :

 

"Un jour, en juin ou en juillet, alors que j'avais six ou sept ans, je suivais un chemin étroit entre deux rizières, et je mangeais de ce riz que j'avais dans un panier. En regardant le ciel, j'y vis un magnifique et sombre nuage d'orage. Ce nuage envahissait rapidement le ciel tout entier, et un vol de grues, blanches comme neige fuyaient devant lui. Ce contraste était si beau que mon esprit s'envola dans de lointaines régions. Perdant toute conscience de ce qui m'entourait, je tombai, et le riz s'éparpilla.... C'est la première fois que je perdis complètement conscience dans l'extase."

 

"Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver ; on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu'on aurait cherché en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s'ouvre. En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j'étais entré dans la cour de l'hôtel des Guermentes, et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait ; au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris ... Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donné la vue d'arbres..., la vue des clochers..., la saveur d'une madeleine..., tant d'autres sensations dont j'ai parlé... Sans que j'eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l'heure, avaient perdu toute importance."

 

Le narrateur assimile cette félicité à une"vision éblouissante et indistincte" qui confère à sa vie un sens absolu :

 

"Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m'avaient-elles, à l'un et à l'autre moment, donné une joie pareille à une certitude, et suffisante, sans autres preuves, à me rendre la mort indifférente."

 

A examiner de près les deux expériences, on leur trouve plusieurs éléments identiques : le hasard est paradoxalement au rendez-vous ! ce qui donne à l'incident son caractère fortuit et gratuit -dans les deux sens du terme- ; le ravissement se nourrit de beauté ; l'émotion est libre de s'exprimer et de s'épandre ; l'inquiétude, l'angoisse que peut provoquer la rupture de ce contact privilégié ; et finalement le ridicule auquel prête le spectacle de ces personnes livrées à d'autres considérations que celles qui régissent le quotidien (le narrateur du Le Temps retrouvé titube sur place pour garder intactes ses visions ce qui fait rire autour de lui, et le mystique, connaissant d'autres extases, évoque honte et timidité qui l'auraient bloqué dans un contexte normal).

 

Enfin, signalons que cette expérience engendre une certitude autre que génèrent preuves ou arguments, et qui tire sa force de la marque indélébile qu'elle laisse au sujet ainsi que de sa périodicité. Il s'agit d'un phénomène qui a, en quelque sorte, sa propre logique, sa propre rationalité.

 

II. L'AMOUR DÉVOILÉ

 

LES FACETTES INFINIES DE L'AMOUR :

 

Décidément, les secrets du coeur humain sont inépuisables ! c'est pourquoi les mots, dont use le Coran pour désigner l'amour entre Dieu et l'être humain, sont multiples. Nous devons à Ibn `Arabi un Traité de l'amour susceptible, d'après son traducteur, de corriger

 

"l'opinion faussement et couramment répandue en Occident, de nos jours comme dans le passé, que l'islam est seulement la religion de la rigueur et du formalisme dans laquelle la transcendance divine absorbe tout au point d'exclure la participation de l'être à l'amour..."

 

Notre travail doit, à ce Traité ainsi qu'au livre d'Ar-Râzî "Traité sur les noms divins", son intuition et sa référence premières après le coran et le dictionnaire arabe. En admettant avec Ibn `Arabi que l'amour n'est pas définissable puisqu'il est pure aspiration, nous allons user davantage d'images que de démonstrations et considérer les racines, qui évoquent l'amour en arabe, comme des paraboles. L'arabe, langue vivante mais gardant le souvenir de ses origines archaïques, enrichit notre débat -par les jeux d'étymologie et la richesse lexicale- d'un apport inestimable ! Chacun de ses nuances montre une facette d'un acte réciproque entre Dieu et l'être humain ou accompli par l'un des deux en direction de l'autre.

 

RHM : un amour-matrice de toutes les amours

 

La rahma, de la racine RHM est une notion centrale dans le coran. Elle englobe les facettes infinies de l'amour. Ainsi lui consacrons-nous la première et la plus importante place de cette deuxième partie. Comment la rendre en français ? Par des approches successives qui pallient la carence d'une simple traduction littérale.

 

"Des subsides existentiels"

 

Qu'est-ce que l'amour dont nous parlons tant ? Et si sa définition ou plutôt sa réalité opposent déjà les humains même quand tout semble les unir, que dire alors lorsqu'il est question d'amour décrit comme réciproque entre deux ordres : le divin et l'humain ? le visible et l'invisible ? Et à une échelle plus particulière, celle qui nous intéresse, comment un musulman pourrait communiquer cette expérience intime à des non-musulmans ? Sur quelle part de son héritage se fonde -t- il ? De qui s'autorise -t- il ? De la parole du Coran ? Mais comment faire parler une parole, la desceller comme disait maître Eckhart ? Et ce faisant, ne reste -t- elle pas une simple parole ? Ce n'est pas la parole qui donne l'amour, c'est le Vivant par excellence qui, au-delà de toute parole, maintient incessamment les êtres dans l'existence comme l'expérimentent les soufis qui parlent de "subsides existentiels" :

 

"Les subsides existentiels (al-madad ual-wujûdî) : c'est faire parvenir -à celui dont l'existence, dans l'obédience, est possible- tout ce dont il a besoin afin qu'il subsiste. C'est que le Vrai lui procure, de son souffle miséricordieux, des subsides afin que son existence l'emporte sur son néant, lequel néant est le terme de son entité quand il est considéré comme séparé de Celui qui le fait exister..."

 

Ainsi d'un pas, d'un seul, nous nous trouvons gagnés par le vertige ! Mais peut-on aborder un tel sujet sans en subir les conséquences ? Il y en a qui parlent des religions en occultant leur référent premier, à savoir Dieu ! En cela, ils deviennent les otages de leurs propres limites intellectuelles. La question qui se pose alors : leur démarche reste -t- elle scientifique ? En revanche, peut-on parler de Dieu d'une manière scientifique ? Si oui, l'étude des religions est fondée sur du solide ; si non, il vaut mieux avouer l'impossibilité de la tâche et renoncer à cette discipline. Mais Dieu est insaisissable comme toutes les expériences humaines le relatent ; par conséquent comment saisir l'insaisissable ?

 

Autant céder à la perplexité et s'avouer vaincu, se rendre à l'évidence que rien n'est évident après avoir tout tenté pour tirer le tout du côté de l'évidence ; sans toutefois renoncer au désir de connaître ni désespérer du plaisir de trouver et, en tout cela, se remettre, en toute confiance, à un plus Savant que soi ! Ecoutons, à cet égard, les paroles d'un gnostique (`ârif ) :

 

"Car, de la même manière qu'il arrive à un homme de dire : "Je ne me suis pas reconnu", l'Homme ignore son Seigneur à cause de la multiplicité des Théophanies qui ne se répètent et ne se ressemblent jamais. L'ignorance des connaissants est donc en réalité synonyme de perplexité...C'est à cette ignorance, c'est à dire à cette perplexité que faisait allusion le seigneur parfait -sur lui la grâce et la paix- dans son invocation : "Mon Dieu augmente ma perplexité à Ton égard." Mais en aucun cas, il ne demandait la perplexité résultant d'un voile."

 

Quand on s'est mis dans de telles dispositions, on est dans l'islam selon le sens étymologique du terme et conformément à ses occurrences coraniques. Il faut atteindre les horizons de l'amour et du savoir humains avant que les subsides divins ne parviennent, c'est ainsi que nous sacrifions l'immédiat à l'ultime et que nous nous transportons d'un horizon à l'autre à travers un infini d'amour et de connaissance :

 

"Nous leur montrerons nos signes sur les horizons et dans l'intimité de leurs âmes jusqu'à ce qu'il leur devienne évident que c'est la Vérité (53, 41)."

 

Faille, faillite et perfection :

 

Les bouleversements internationaux, qui activent actuellement nos débats, trahissent la faillite de nos cultures ; et cette faillite traduit une défaillance d'amour. Mais alors quel est cet amour qui serait capable de nous sortir de telles impasses ? Comment le régénérer ? Dans le verset coranique, cité plus haut, il est question d'extériorité (horizons) et d'intériorité (intimité). Et entre les deux dimensions se creuse une faille dont est faite la condition humaine ! En réalité, cette faille n'est pas fonction d'une diversité quelconque (ethnique, religieuse, sexuelle, générationnelle, sociale ...) ; elle est plutôt la traduction d'une rupture de soi à soi, d'une solution de non-continuité ontologique.

 

La faille ! Un terme central dans le coran sur lequel il est bon de s'arrêter. Il rend compte du passage ô combien éprouvant ! de soi à soi, de soi à l'autre, de l'immédiat à l'ultime, de l'humain au divin...Et pourtant, un verset du Coran invite l'esprit humain à méditer l'excellence de la création :

 

"Lui qui a créé sept cieux par niveaux : tu ne saurais percevoir de discordance dans la création du Tout miséricorde. Reportes-y le regard : y vois-tu la moindre faille ? (3, 67)"

 

Justement, ce message est impénétrable ! Comment le desceller ? A s'en tenir à l'extériorité des choses, nous ne nous sentons nullement touchés par cet appel. En revanche, si nous abordons le coran qui se présente lui-même comme

 

"une somme de signes évidents contenus dans le coeur de ceux auxquels le savoir fut donné (49, 29)"

 

Nous disposerons d'une véritable clef de lecture. Il s'agit d'introduire les mots en nous, de les laisser vibrer, d'écouter leurs résonances et d'explorer ainsi notre intimité. Ainsi commence notre ascension vers des niveaux de conscience de plus en plus élevés. C'est le sens de la racine dont dérive le mot ciel en arabe. Sept cieux : sept ordres ! En laissant de côté la symbolique des chiffres, nous constatons dès le début de notre voyage que nous sommes plutôt traversés de failles et faits de discordances !

 

L'esprit se trouve ainsi divisé entre le spectacle d'une intériorité déchiquetée et une imperceptible harmonie qui demeure dans une extériorité inaccessible ! Alors qu'elle est supposée épouser l'intime de l'intime, la parole de Dieu reste pour nous extérieure et fait face à notre parole intérieure qui refuse d'y adhérer ! Laquelle croire ? Le constat de notre morcellement ne peut pas être occulté en faveur d'une adhésion à une parole fût-elle divine. Et le faire, avant d'intérioriser cette même parole, relève d'un double mensonge : nous mentir et mentir à Dieu. Même pour plaire à Dieu ou obtenir ses faveurs, le mensonge ne rapporte rien ou plutôt se retourne contre son auteur. Alors que faire ? En réalité, le problème n'est pas accepter ou refuser l'affirmation divine au sujet de l'excellence de la création, le problème c'est comment la comprendre ?

 

L'Amant-Roi, le Roi-Ami

 

Pour éviter de se mentir et accéder à cette compréhension, il convient de savoir quel regard nous sommes conviés à reporter sur la création. C'est un regard qui, d'après le verset précité, s'attache à l'oeuvre du Tout miséricorde Rahmân. Ce mot vient d'une racine arabe qui suggère un amour, peut-on dire, enveloppant puisque la matrice (maternelle) dérive de la même racine. Notre regrettée spécialiste de soufisme et notamment de Rûmi, Eva de Vitray, traduisait -pour rendre l'image- comme suit : Celui qui a pour ses créatures des entrailles de mère ! Un amour protecteur, nourricier, délicat qui assure "les subsides existentiels" dont il était question plus haut.

 

Et quant on sait que ce nom de Dieu (qui est en réalité un adjectif) est toujours employé dans le Coran en lien avec le règne et la puissance, nous pouvons déduire que c'est l'amour qui, tout en circonscrivant la création, la gouverne entièrement. Le Rahmân (57 occurrences) règne ainsi par l'amour sur sa création, c'est un Amant-Roi ! peut-on dire.

 

Quant à l'autre nom Rahîm (95 occurrences), son usage est lié au rapport qu'entretient le Créateur avec chacune de ses créatures : Il restaure l'âme, pardonne les péchés, sauve du désespoir, opère -en somme- au niveau de nos failles et défaillances... C'est un Ami-Roi-! Précisons que le terme rahmân est réservé exclusivement à Dieu, une manière de rappeler qu'Il est l'unique à régner sur les coeurs, alors que rahîm peut se dire d'un être humain.

 

Alors, suivons le fil conducteur de cet amour enveloppant et nourricier rahma qui est une prise en charge de notre extériorité - placés que nous sommes dans un cosmos insondable et imprévisible, appartenant à une espèce capable, tel que les anges la décrivent, de

 

"corrompre la terre et de répandre le sang (30, 2)".

 

Une prise en charge aussi de notre intériorité grâce à une proximité divine omniprésente :

 

"Nous sommes plus proche de lui que sa veine jugulaire. (16, 50)"

"Il est avec vous où que vous soyez. 4, 57)"

 

A suivre donc ce fil conducteur, nous allons nous apercevoir que l'amour est un et indivisible, qu'il ne souffre pas de failles, que le règne de Dieu (notre coeur) ne connaît pas -lors même qu'amour et haine, bien et mal voisinent en lui- de mélange entre ces deux ordres opposés. Ainsi retrouvons-nous, grâce à cet éclairage, le sens intérieur de l'affirmation coranique : l'édifice de l'amour ne souffre pas de discordance.

 

L'amour : une solution de continuité

 

Cette solution de continuité se vérifie dans la vie des individus comme dans celle des communautés. Mais il s'agit de savoir en déchiffrer les signes. Une opération qui doit réunir, dans un même effort, toutes les facultés humaines comme le résume si bien Ghazâlî :

 

"Quant au voyage et au chemin, ils symbolisent le voyage du coeur au moyen de la raison sur le chemin des réalités intelligibles."

 

Les signes eux-mêmes ne sont pas adressés exclusivement à l'intellect qui demeure un outil (âla, dit l'auteur) mis au service du coeur. Mais trop de pratique cérébrale enlève aux mots leur potentiel de significations comme c'est le cas avec âya, terme coranique central (381 occurrences). Il vient de la racine AWÎ qui signifie :

 

s'attendrir, traiter avec délicatesse et compassion, gîter, retrouver son abri

 

Le gîte (ma'wa) reçoit son nom du fait qu'il procure ces sentiments d'aise qui se réveillent aussi auprès d'un foyer de chaleur. C'est dans ce sens que paradis et enfer, en tant que demeure de l'âme, reçoivent le nom de ma'wa. Donc le signe coranique âya représente un message d'amour adressé au coeur et que la raison doit déchiffrer pour en retrouver l'Auteur. Pour en retrouver l'intensité, il faut faire appel à l'apport des esprits qui restent à l'affût des signes dans le sens proustien et baudlérien du terme

 

"...pour Proust, le moyen et la marque du style, c'est l'image, la métaphore. Chaque objet du monde, chaque signe est alors tiré de son isolement, comparé, rapproché des autres : comme chez Beaudelaire, tout est réciproque et correspondant.".

 

Mais quand le coeur se fait malade, son allié -la raison- se trompe de lecture, et la relation ne s'établit pas entre l'amant et l'Aimé sur le mode de la re-connaissance. L'être humain engloutit les bonnes choses de la vie (les nourritures terrestres, comme disait Gide pour paraphraser l'expression coranique at-tayybatu mina-r rizq) -fruits de l'amour divin- et n'en tire pas cette référence qui lui permet de retrouver la réciprocité dans l'amour. Il est vrai que, par extension, le mot âya est utilisé pour désigner chacun des versets d'un livre, mais le réduire strictement à cet usage relève de l'aveuglement. Tel est, hélas ! le mal qui mine certains esprits dans leur appréhension du Livre de Dieu, le coran, et bien avant lui et au-delà le Livre de la création.

 

Par ailleurs, c'est par pure miséricorde que Dieu envoie ses messagers et prophètes afin de sortir les humains des ténèbres vers la lumière ; leur chaîne de filiation est ininterrompue. Et l'amour de Dieu pour ses adorateurs, messagers, prophètes et ceux qui les suivent, ne se dément jamais : avec des mots d'une infinie tendresse, Il s'adresse à eux, les console, entretient la flamme de leur espoir, leur apprend la patience dans l'adversité, leur rappelle ses bienfaits, promet de leur pardonner pour peu qu'ils Le sollicite, leur fait prendre conscience de la lourde tâche qui leur avait été confiée avant de les envoyer sur terre :

 

"Nous proposâmes le dépôt de la foi aux cieux, à la terre et aux monts : ils se refusèrent à le porter et en éprouvèrent de la frayeur. Alors que l'être humain s'en est chargé. Il est tout de même rompu à l'iniquité et à l'ignorance. (72, 33)"

 

Certains commentateurs du Coran s'attachent à montrer que les qualités négatives attribuées ici à l'être humain

 

"ne tournent pas à son blâme, mais à sa louange, car il fallait un acte de sublime folie pour assumer ce dépôt divin.".

 

Dieu et l'être humain liés par un pacte d'amour

 

Par "dépôt de la foi", nous traduisons le mot amâna qui vient de la même racine que imân (foi) et amân (sécurité, confiance). C'est comme si l'être humain ne retrouve la confiance que lorsqu'il porte le dépôt qui lui avait été remis. Or, quel secret fut-il confié par Dieu à l'être humain dès le début de la création ? Quel pacte fut-il scellé ? Dans une sorte de préexistence, Dieu s'est fait reconnaître de tous les humains comme étant leur Seigneur afin de les prévenir contre tout danger de confusion une fois sur terre (c. 172-173, 7) ; Il a également scellé avec eux un pacte consistant à lui réserver toute leur adoration et d'en exclure Satan (60, 36) parce que ce dernier est un véritable ennemi pour eux (117, 20). Mais Adam, malgré le pacte scellé avec Dieu, ne montra pas suffisamment de détermination (115, 20). C'est qu'il fut tenté d'obtenir par lui-même ce que seul son Créateur pouvait lui offrir, à savoir l'éternité (éviter l'épreuve de la mort), le règne impérissable (disposer d'un pouvoir absolu sur soi et sur autrui) et l'infaillibilité (condition exclusive de l'ange qui ne commet jamais de faute).

 

Alors si l'être humain est qualifié d'inique, vis à vis de soi-même, c'est parce qu'il oublie que seul l'Amant-Roi (Rahmân) peut le faire accéder à la félicité car son règne est amour ; et s'il est traité d'ignorant c'est parce qu'il oublie également que l'Ami-Roi (Rahîm) lui pardonne chaque fois qu'il se repent, et ce afin de lui permettre de retourner dans le règne d'amour. Ce n'est donc pas par un simple acte de consommation des bonnes choses de la vie (goûter au fruit de l'arbre) que l'être humain peut prétendre à tout l'amour dont il est capable. Cette quiétude de l'âme est plutôt le fruit d'une relation permanente avec le Maître de l'amour, le Roi qui protège son domaine contre la corruption et qui est, en même temps, le confident intime, le seul capable de restaurer cette âme victime de l'errance et de l'erreur.

 

Finalement si les cieux, la terre et les monts refusèrent de porter le dépôt c'est parce qu'ils savaient à quoi mène l'inconstance : la moindre déviation entraîne la douleur d'être privé de l'amour de Dieu après y avoir goûté ! Et toute douleur est une faille dans le continuum de l'amour inscrit dans le coeur.

 

La création est une blessure d'amour

 

Ce sentiment de la douleur est, à la fois, une épreuve et une chance pour les humains. Car c'est par cette faille que se fait l'appel dans les deux sens entre Dieu et ses créatures. N'est-il pas significatif que la même racine KLM suggère la parole et la blessure ? Pour explorer les richesses de cette faille, réalité profondément ontologique et hautement métaphysique et qui semble nous échapper, faisons appel à d'autres genre : la littérature et l'art, expressions privilégiées de notre époque, susceptibles d'éclairer notre vécu :

 

"Comme sont insipides, en revanche, les clichés du monde moderne ! ... Absorbé entièrement par sa technique, le moderne s'élève rarement au-dessus de lui-même... Si ses oeuvres se rapprochent peut-être de la science, elles s'éloignent assurément de l'humanité. Selon un vieux dicton japonais, une femme ne peut s'éprendre d'un homme réellement vaniteux, car il n'existe dans le coeur de ce dernier aucune faille par laquelle l'amour puisse pénétrer."

 

Ces mots d'un esthète japonais, ayant bénéficié des apports culturels de l'Orient et de l'Occident, ouvrent le XX° siècle qui se clôt étrangement sur la même note que nous révèlent les mots d'une auteure française imprégnée également de culture asiatique. Le personnage de son roman ne peut pas aimer parce qu'il est atteint de ce que la compagne de certaines de ses nuits appelle la maladie de la mort :

 

"Vous demandez comment le sentiment d'aimer pourrait survenir. Elle vous répond : peut-être d'une faille soudaine dans la logique de l'univers. Elle dit : par exemple d'une erreur. Elle dit : jamais d'un vouloir... De tout, d'un vol d'oiseau de nuit, d'un sommeil, d'un rêve de sommeil, de l'approche de la mort, d'un mot, d'un crime, de soi, de soi-même, soudain sans savoir comment."

 

Toujours cette faille dont est tiré l'un des noms de Dieu dans le Coran tir que l'on traduit communément par Créateur. En réalité, la nuance à apporter et qu'autorise le contexte coranique ainsi que l'étymologie de la racine FTR est littéralement "le Séparateur : celui qui sépare les cieux et la terre". La même racine fournit nombre de dérivés qui évoquent :

 

- la fin du monde quand le ciel se fendra (1, 82 et autres)

- la rupture du jeûne

- l'idée de l'innéité (fitra, 30, 30).

 

Nous retrouvons ici conjointement l'idée de la création et celle de la séparation de l'esprit de l'être humain d'avec celui de Dieu comme pour nous rappeler que créer ne peut se faire sans séparation. Ainsi quand Ibrahîm cherche à retrouver son Seigneur, après avoir désespéré de vouer son adoration aux astres, à la lune et au soleil, il dit à part soi avant de l'annoncer à son père et à son peuple :

 

"Je tourne ma face vers Celui qui a séparé les cieux et la terre (fatara)...(79, 6)"

"... Celui qui m'a créé (en me séparant de Lui, fataranî), à Lui de me guider (vers Lui). (26, 43)"

 

Sans cette séparation, faille originelle, aucun dépôt (amâna) n'aurait été proposé aux humains. Car si le Créateur et la créature ne faisaient qu'un, nul besoin de confier quoi que ce soit à la garde du second. Et l'amour naît dans cette faille qui représente une blessure d'amour kalm par laquelle s'insinue la parole Kalima : Verbe, nom de Jésus dans le Coran (Kalimat AlLâh). Alors quand la faille est colmatée par la vanité, comme le signale notre auteur japonais, l'amour n'est plus possible ; la personne, remplie d'elle-même, empêche "les subsides existentiels" de se déverser dans son coeur, et c'est la maladie de la mort que diagnostique notre auteure française. D'ailleurs, son héros, porteur de ce mal a peur tous les matins

 

"de ne pas savoir où poser [son] corps ni vers quel vide aimer."

 

Alors qu'Ibrahîm dirige sa face vers Celui qui l'avait créé en le séparant de Lui ! Séparation-épreuve destinée à savoir si la créature était capable de retrouver son Créateur en écoutant son appel d'amour distillé à travers la distance spatio-temporelle. C'est un autre éclairage jeté sur le refus catégorique du cosmos de porter le dépôt. Car comment reconnaître la beauté de Dieu, qui demeure tout de même invisible, parmi tant de merveilles proposées à nos sens par la création ? S'éprendre d'une autre beauté que celle de Dieu, combien c'est inévitable ! ou en association avec elle, vide nos coeurs de tout amour et nous jette, par conséquent, dans le vide.

 

HBB : l'amour germinatif ou originel

 

Cette racine désigne la graine. Elle évoque, par conséquent, pour un Ibn `Arabî :

 

"l'amour germinatif, séminal ou originel...dont la pureté pénètre le coeur et dont la limpidité n'est pas soumise aux altérations accidentelles."

 

Bien entendu, la réciprocité est de mise : Dieu aime ses créatures, et celles-ci l'aiment aussi (31, 3 ; 54, 5). C'est Lui qui fait aimer la foi et la rend attirante aux coeurs (7, 49). Mais si cet amour est une pure grâce à l'origine, sa germination dépend de l'accueil que l'être humain lui réserve et de l'usage qu'il en fait, puisqu'il est spécifié que Dieu aime :

 

les bienfaisants, les repentants, ceux qui se purifient, ceux qui respectent l'ordre de la création, les patients, ceux qui s'appuient sur Lui, les équitables, ceux qui luttent sur sa voie...(195, 222 / 2 ; 76, 146, 159 / 3 ; 42 / 5 ; 4 / 61)

 

 

Dieu n'aime pas :

 

les agresseurs, les dénégateurs pécheurs, les injustes, les fiers orgueilleux, les traîtres, les corrupteurs, les prodigues, les superbes, les exultants...(190, 276 / 2 ; 57 / 3 ; 36, 107 / 4 ; 64 / 5 ; 141 / 6 ; 23 / 16 ; 76 / 28)

 

Dans cet ordre d'amour appelé à germer, comme les graines (habb) proposées comme support de méditation sur le mystère de la vie et de la mort, il convient de citer ce beau verset :

 

"Dieu , qui fend les graines (habb) et les noyaux, fait sortir le mort du vivant et le vivant du mort. (95, 6)"

 

Et justement pour que l'être -soumis à la dure épreuve qu'est l'intermittence de la vie et de la mort- s'enracine dans l'amour, il lui faut bien se garder de tomber dans différentes sortes de pièges, aussi nombreux que les facettes de l'amour. Loin de les identifier tous, signalons-en quelques uns. D'abord, ne jamais aimer une créature à l'égal du Créateur (165, 2) parce que le faire c'est se condamner à la pénurie et à l'épuisement des subsides étant donné que c'est Dieu qui crée l'amour et le dispense :

 

"Celui qui crée est-il semblable à celui qui ne crée point ? Comment est-ce possible que vous ne vous le rappeliez pas ? (17, 16)"

 

C'est aussi condamner le principe même de l'amour qui, lorsqu'il ne s'inscrit pas dans une pérennité, ne peut plus rester fidèle à sa nature et finit, par conséquent, par se corrompre. C'est l'oubli de l'infinitude d'amour.

 

Vient ensuite un piège plus subtil, celui d'aimer les dons plus que le Donateur (l'amour de l'amour). Ce huis-clos émotionnel nous empêche d'aimer l'Etre du partenaire, ce qui entraîne de vivre les émotions en rupture avec l'Entité qui les suscite. Salomon, épris de la beauté de ses juments de race, oublie sa passion pour Dieu puis se ravise :

 

"J'ai aimé l'amour des biens de ce monde bien plus que l'amour que j'éprouve à me rappeler mon Seigneur. (32, 38)"

 

Il ne faut pas non plus succomber à la tentation de s'éprendre de l'amour dont on est aimé et qui constitue notre identité. N'est-ce pas le propre d'Iblis, principe du désespoir et de l'échec ? S'il a refusé de se prosterner devant Adam c'est qu'il estime être d'une essence supérieure à faire valoir auprès de Dieu :

 

"Je suis meilleur que lui : tu m'as créé de feu alors que lui, tu l'as créé d'argile ! (12, 7)"

 

Iblis oublie ou feint d'oublier que Dieu est libre de ses actes, qu'Il est le seul à juger de la hiérarchie des mérites et que le savoir absolu Lui appartient en exclusivité ; c'est ce qui est rappellé aux anges qui s'étonnent de devoir se prosterner devant Adam - créature susceptible de verser le sang et de semer la corruption sur terre. Dieu leur réplique :

 

"Je sais ce que vous ne savez pas. (30, 2)"

 

Enfin, un dernier piège : s'éprendre de l'amour que l'on nourrit pour Dieu Lui-même, et croire, de ce fait, que l'on est le plus proche de Lui. Le danger en est de se mettre au-dessus de ses semblables ou de se couper d'eux. Ainsi est-il reproché dans le coran à certains chrétiens et juifs de prétendre à un statut privilégié auprès de Dieu à l'exclusion de tous (111, 113, 120, 135, 140/2 ; 18, 5). Bien entendu, certains musulmans sont tombés dans ce piège à travers leur histoire, que ce soit entre eux ou à l'égard de non-musulmans.

 

WDD, l'affection ou l'enracinement dans l'amour :

 

Cette racine signifie demeurer constamment en quelque chose. Le dérivé wadd désigne le pieu, l'attache solide, tout ce qui se fixe en terre. S'y rattache aussi l'un des Noms de Dieu Wadûd (c. 90, 11 ; 14, 85) auquel sont associés deux autres Noms Rahmân et Ghafûr (Celui qui pardonne le péché en le couvrant). Cet amour indéracinable, en quelque sorte, est le privilège de ceux qui témoignent d'une foi constante et qui accomplissent les meilleures oeuvres ; il est garanti par un Amant-Roi, Rahmân (96, 19).

 

Mawadda, un autre dérivé, décrit le sentiment amoureux par lequel Dieu unit les époux, lequel sentiment -bien médité- finit par conduire l'esprit à la Source d'amour et à son Créateur (21, 30).

 

Cet amour enraciné, Mawadda, est la seule réponse que le messager de Dieu demande à ses proches en contrepartie de ce qu'il leur apporte (23, 42). C'est aussi le même sentiment que manifestent de près les chrétiens (les Nazoréens) pour les musulmans (ceux qui se fient à Dieu), (82, 5 ).

 

`LQ : l'amour attachement, dépendance:

 

Dans notre article Unicité, diversité, dualité...(publié dans les pages de la présente revue), nous avons suffisamment exploré les différentes connotations de cette racine. Elle est employée à diverses reprises dans le Coran, surtout dans la première révélation faite au prophète :

 

"Lis au nom de ton Seigneur qui créa,

créa l'être humain d' `alaq : (adhérence, caillot de sang , attachement). (2, 96)"

 

Lire le sens de l'existence à la lumière de cette réalité où le propre de l'être humain est d'être pendu à..., dépendant de ..., attaché à..., c'est rappeler un état amoureux où le coeur est comme "suspendu" à l'être aimé ! Il s'agit d'un attachement tellement fort, je dirais même consubstantiel, qu'il constitue l'entité de l'être humain, insân. En somme, si l'on perd ses attaches avec Dieu, l'humanité et le cosmos, c'est comme si l'on n'existait plus ! Le coeur bat pour s'attacher, et notre vie ne retrouve son vrai goût que lorsqu'on est volontairement dépendant de ces trois entités et selon un ordre précis.

 

HWÂ : l'amour inclination

 

Lorsque Ibrahîm établit une partie de ses descendants près de la Maison sacrée, à la Mecque, il prie pour eux en demandant à Dieu de

 

"faire s'incliner, se pencher (tahwî) vers eux les coeurs des gens. (37, 14)"

 

C'est cet amour qui fonde une communauté humaine, et seul Dieu peut le donner. Bien plus tard, quand le prophète Muhammad entame de refonder cette même communauté, Dieu lui rappelle que tout commence par l'apprivoisement, la mise à l'unisson des coeurs, ta’lîf et qu'il s'agit là d'une grâce dont Dieu uniquement peut gratifier ses serviteurs. Les ennemis deviennent des frères alors que, dépensés, tous les trésors de la terre n'auraient suffi à les unir (103, 3 ; 63, 8).

 

Cependant c'est le seul endroit du Coran où la racine HWÂ est employé dans un sens positif. Pour le reste, et les occurrences sont nombreuses, il s'agit plutôt de passions destructrices ou de pente sur laquelle on risque de glisser. Signalons, toutefois, la manière saisissante et succincte avec laquelle ce danger est signalé quand cette même racine voisine avec une autre 'LH dont est tiré le mot ilâh , dieu ou divinité :

 

"N'as-tu pas vu celui qui prit, pour son dieu ('ilâhahu), sa propre inclination .(hawâhu), (43, 25 ; 23, 45) ? "

 

'LH, WLH : l'amour-passion, aspiration, nostalgie

 

Ces deux racines, au sens quasiment identique (w se change en '), qui donnent comme dérivés ilâh (divinité) et Allâh (Dieu), désignent l'acte d'amour intense tel que défini par Ar-Râzî :

 

"L'amour intense implique une émotion violente (tarab) au moment de la rencontre enstatique (wijdân) et de l'union (wisâl) et une crainte violente au moment de l'absence (fuqdân) et de la séparation (infisâl)"

 

Cet amour, nostalgie, est le naturel de la mère quand elle s'attendrit au souvenir de son enfant et le propre de l'enfant lorsqu'il cherche ou aspire à se réfugier auprès de sa mère. Et interdit ou empêché, ce sentiment plonge dans la perplexité et la tristesse jusqu'à emporter la raison. On parle aussi d'une immensité (de terre) capable de troubler l'esprit et de le laisser sans recours.

 

Ainsi, pour reprendre le verset évoquant l'exemple de celui qui prend son inclination pour son dieu, on comprend que l'aveuglement et la ruine sont son lot parce que réduire toute son expérience amoureuse à une seule rencontre c'est vouloir mettre l'océan dans une goutte. Ar-Râzî consacre 28 pages de son Traité sur les noms divins au seul mot Allâh qui est mentionné 980 fois dans le Coran : ce qui suggère, au niveau purement lexical, l'immensité et la persistance de cette sorte d'amour qui donne, d'après les humains, son nom à Dieu.

 

HNN : l'amour- tendresse, attendrissement

 

Cette racine exprime la réjouissance ou la tristesse, le manque qui se traduit par le désir de revoir l'être aimé et la tendresse protectrice faite de sympathie et d'altruisme. Dans ce contexte, on se réfère surtout à la tendresse maternelle. Jean, dans le Coran, se voit investi de force, de sagesse, de tendresse hanân et de pureté émanant de Dieu. Lors même que Jésus est destiné à devenir un signe envoyé à l'humanité âya et une miséricorde rahma (13, 19 ; 21, 19). Différemment des autres, cette racine ne donne pas, dans le Coran, d'attribut à Dieu. Toutefois, on entend les musulmans invoquer le Hanûn , Dieu de tendresse ! Ou bien le prier ainsi :

 

"O Toi qui pourvois l'enfant en tendresse plus que ne le peut sa propre mère !"

Yâ ahann min al-wâlidat lâ waladihâ.

 

R'F : l'amour – commisération

 

Dieu a semé ce sentiment ra'fa dans le coeur des disciples de Jésus. Il se qualifie Lui-même de Ra'ûf, c'est à dire porté à la commisération. Et cet attribut, considéré comme l'un des noms de Dieu, est jumelé toujours dans le Coran, à part deux fois où il est cité seul, d'un autre nom celui de Rahîm (27, 57 ; 143, 2 ; 207, 2). Le prophète Muhammad, à l'image de son Créateur, montre la même disposition à l'égard de ceux qui mettent leur foi en Dieu, il est ra'ûf et rahîm :

 

"Un messager vous est venu , issu de vos rangs, auquel pèse lourd ce que vous endurez, soucieux de votre sauvegarde, plein de commisération et de compassion (ra'ûf et rahîm) pour les croyants. (128, 9)"

 

QÛT, RZQ : l'amour nourricier

 

Cette racine signifie, entre autre, "nourrir". Elle donne Muqît, le Nourricier, un des attributs de Dieu (85, 4). Il s'agit de subsistance, de subsides existentiels, mentionnés plus haut. Un hadîth du prophète va dans ce sens :

 

"Je passe la nuit auprès de mon Seigneur. Il me nourrit et me désaltère."

 

A ceux qui lui demandent ce que c'est la subsistance (qût ), le grand soufi Sahl at-Tustarî (818-896) répond par un seul mot : Dieu !

 

La seconde racine RZQ signifie, d'après l'usage qui en est fait dans le Coran, les nourritures terrestres et célestes à la fois. Les premières, offertes par Dieu et consommées en son Nom, confirment une importante réalité : "l'indissociabilité" de la chair (la constitution naturelle) et de l'esprit. Ainsi, un enseignement coranique va à l'encontre d'une certaine ascèse excessive et quasiment contre nature :

 

"Dis : qui a déclaré interdites la parure que Dieu a mise au jour pour ses adorateurs ainsi que les excellentes choses d'entre ses dons (nourritures) (at-tayîbât min ar-rizq) ? (32, 7) "

 

De cette racine dérivent les deux noms de Dieu : Râziq (qui assure la subsistance) et Razzâq (qui ne cesse de pourvoir). Voici comment le sens en est intériorisé :

 

"Celui qui fait subsister les formes corporelles par les dons de Sa Bienveillance et les esprits par la récurrence de Son dévoilement."

 

Dans le récit coranique évoquant la retraite de Marie, nous sommes ainsi fondé de trouver au mot rizq les deux sens : extérieur et intérieur (nourriture du corps et de l'esprit) . Chaque fois que Zakaryyâ (Zacharie) entre dans le Temple, où elle se recueille, il trouve auprès d'elle rizqan. Etonné -puisqu'il est le seul à l'approcher- il lui en demande la provenance. Elle répond :

 

"Cela vient de Dieu. Dieu pourvoit (yarzuqu) aux besoins de qui Il veut sans compter " (37, 3).

 

Par ce témoignage, la femme Marie ouvre -à l'homme Zakaryyâ qui est, de surcroît, son tuteur- le chemin de l'espoir. Ayant désespéré d'avoir un héritier spirituel, ce proche de Dieu s'adresse à son Seigneur pour solliciter ses dons. Il reçoit une réponse au-delà de ses espérances : alors qu'il est vieux et que sa femme est stérile, sa filiation sera assurée par un enfant, issu de lui, qui portera le nom de Yahyâ, Jean.

 

Le geste de Zakaryyâ est l'antidote par excellence contre l'envie et la jalousie, sentiments inhérents à la nature humaine. Il aurait pu, en homme, l'aîné de Marie, son protecteur et initiateur, s'offusquer de ce qu'une femme puisse lui montrer la voie, et manifester de la fierté ou de l'indignation : "Pourquoi est-ce elle qui reçoit ces subsides et pas moi ?" Il aurait pu se contenter d'enregistrer le fait sans prendre son auteure comme exemple à suivre. D'ailleurs, n'est-ce pas l'envie qui est à l'origine de la damnation d'Iblis, esprit défait et désespéré ? Refusant de répondre à l'ordre de Dieu, qui lui enjoint de se prosterner devant Adam, il rétorque qu'il est meilleur que lui (voir supra).

 

Tant il est vrai que la plus subtile et la plus nocive des jalousies, parce que difficile à identifier et donc à repousser, est la jalousie spirituelle ou ontologique, celle qui vise l'essentiel ! Tous les messagers de Dieu sont combattus par des êtres qui manifestent de la superbe et prennent les disciples de ces premiers pour de la canaille et les jugent comme vils, méprisables (27, 11 ; 111, 26). Récusant le message de Muhammad, certains notables opposent le haut rang qu'occupent d'importantes personnalités de son peuple au sien modeste :

 

"Si seulement on avait fait descendre ce Coran sur un grand homme issu de l'une des deux cités (31, 43)"

 

Fir`aûn, Pharaon, mentionné 74 fois dans le coran, est, à cet égard, l'archétype de l'arrogance et de la suffisance. Il dit à son peuple pour contrer le message de Moïse :

 

"Je ne connais, pour vous , un autre dieu que moi ! (38, 28)"

 

Tant que notre être ne s'avise pas de se nourrir de l'être de Dieu, il est fatal qu'il cherche à piller les subsides des autres êtres en faisant recours aux subterfuges les plus variés. Car seul Al-Muqît, Ar-Raziq, Ar-Razzâq est capable de donner à notre être l'expansion dont il a besoin -à l'infini- et sans laquelle, nulle croissance selon l'amour n'est concevable.

 

HSR : l'amour regret

 

Vocalisée en hasara ou en hasira, cette racine signifie :

 

faiblir, s'épuiser ; découvrir, se dévoiler, retirer /s'affliger, nourrir des regrets.

 

En établissant une connexion entre ces différentes connotations, on se rappelle que le coeur, épuisé d'errance, voit se retirer l'amour qui le fait battre pour faire place aux regrets. Tel est le sort des humains lorsqu'ils gaspillent l'amour ou le moquent :

 

"Oh quelle affliction (hasratan) pour les serviteurs de Dieu : aucun envoyé ne leur vient sans qu'ils ne le tournent en dérision ! (30, 36)"

 

Combien est difficile -pour un messager de Dieu, envoyé comme une nouvelle source d'amour, de miséricorde et de commisération- de se désolidariser de ceux qui s'opposent à son message ! C'est pourquoi vient un temps où Dieu le met en garde contre cette propension à donner son amour, coûte que coûte, à des coeurs endurcis :

 

"Ne laisse pas ton âme se perdre en regrets (hasarat) pour eux. (8, 35)"

 

D'ailleurs, ces même coeurs -insensibles à l'amour- vont, au terme ultime, retrouver ces trésors dilapidés sous forme de soupirs et de regrets (39, 19 ; 167, 2). La même consolation est prodiguée à Noé affecté par le sort de son peuple, victime de sa propre dénégation : Dieu lui demande de ne point s'attrister la tabta'is (36, 11).

 

GH-R-M : l'amour aliénation ou dette

 

Ibn 'Arabî cite, dans son Traité de l'amour le verset du Coran où il est question de garâmâ, un dérivé de cette racine :

 

"Notre Seigneur, détourne de nous le tourment de la Géhenne ; car, en vérité, son tourment est aliénation permanente, (gharâmâ ), (65, 25)"

 

Pour saisir le sens de ce tourment, il convient d'examiner les différentes connotations de cette racine :

 

rembourser une dette, perdre un marché, être obligé de rembourser, s'éprendre et en souffrir jusqu'à périr...

 

C'est comme si l'amour non vécu, non investi dans le circuit relationnel, se transformait en dette qui pèse, aliène et génère les tourments. Car l'amour ne peut être échangé qu'en amour, c'est spécifié à deux reprises dans le coran avec l'emploi du participe passé mugramîn : une manière de s'étonner, sur un ton sarcastique, de voir les humains résister à l'amour comme s'ils devaient le rembourser de biens matériels :

 

"Leur demandes-tu un salaire (en contrepartie de ton amour) de sorte à les charger d'une lourde dette, mugramîn? (40, 52 ; 46, 68)"

 

D'ailleurs, à l'issue du compte final, ceux qui avaient refusé de répondre à l'appel de l'amour constatent qu'ils sont comme criblés de dettes ou ayant travaillé en perte mughramûn ou exposés plutôt aux privations mahrûmûn (66-67, 56). Il y a privation parce que ce gharâm ou emprise de l'amour devient aliénation, comme le dit Ibn `Arabî. L'amour non partagé se métamorphose en damnation, et ceux qui l'éprouvent souffrent de ce qu'ils ne savent pas quoi en faire : personne ne répond plus à leur appel, et Dieu non plus !

 

N'est-ce pas étonnant de trouver cette vision des choses chez un philosophe contemporain comme Jean Baudrillard ? En diagnostiquant les maux de notre époque, il use du mot dette, qui prend toute sa valeur dans ce contexte, et le fait même voisiner avec le mot malédiction :

 

"Dans l'ordre traditionnel, il y a toujours la possibilité de rendre, à Dieu, à la nature, ou quelque instance que ce soit, sous la forme du sacrifice. C'est ce qui explique l'équilibre symbolique des êtres et des choses. Aujourd'hui, nous n'avons plus personne à qui rendre, à qui restituer la dette symbolique - et c'est cela la malédiction de notre culture."

 

ZKW : l'amour don purificatoire

 

Ainsi à ne pas consommer l'amour, on se laisse vainement consumer par lui. Le don de soi ou de ses biens moraux ou matériels reste l'unique chemin de libération. La racine ZKW suggère le fait de

 

croître (plantes), se bonifier (terre, être humain), jouir du bien être, purifier

 

La zakât, l'un des cinq piliers de l'islam et que l'on traduit par aumône légale, est un dérivé de cette racine. Il est à noter que la manière de signifier ce don en arabe attire l'attention exclusivement sur les bienfaits qu'en tire le donateur plutôt que sur la situation du nécessiteux. C'est le moyen de rappeler, comme c'est mentionné dans le Coran (103, 9), que l'acte de donner, tout en sortant le nécessiteux du besoin pour lui restituer sa dignité, purifie et bonifie l'esprit du possédant en l'affranchissant de son instinct de possessivité.

 

A ce titre, la zakât, ne se présente pas comme un sacrifice, tel qu'en parle Baudrillard au sujet des sociétés traditionnelles, mais plutôt comme un acte qui vise à restaurer les coeurs et à remettre l'amour en circulation, car ni un affamé ni un repus, au sens propre ou figuré du terme, ne peuvent être unis par les liens d'affection. D'ailleurs, c'est Dieu qui donne les biens à donner et la possibilité de les donner, et en cela Il bonifie et purifie les coeurs. Ses messagers sont chargés aussi d'accomplir cette tâche auprès de leurs semblables (21, 24 ; 49, 4 ; 21, 24 ; 151, 129, 2 ; 164, 3). Enfin, se purifier par le don tazakkâ est un acte dont le bénéfice moral profite à son auteur (18, 35).

 

Il ne s'agit pas donc d'un altruisme malsain qui ne nie le bienfaiteur que pour lui assurer une meilleure emprise sur son débiteur. Il n'est pas non plus spécifique aux personnes mettant leur foi en Dieu. C'est une démarche propre à tout être considérant sa vie comme une valeur sûre et cherchant à lui trouver un sens. Sartre, à l'athéisme sans faille, le dit à merveille après avoir évoqué cette énorme puissance collective qui avait pénétré son coeur et qui était la Foi des autres :

 

"...jamais je ne me suis cru l'heureux propriétaire d'un "talent" : ma seule affaire était de me sauver - rien dans les mains, rien dans les poches - par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m'élevait au-dessus de personne ... Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste -t- il ? tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui."

 

De l'échelle individuelle, transportons-nous à l'échelle collective : un autre penseur athée, Marcel Mauss, fondateur de la sociologie moderne, note les bienfaits de la zakât en citant les versets 15 à 18 de la sourate 64 et essaie d'en transposer la valeur au sein des sociétés occidentales du premier quart du XXème siècle :

 

"Remplacez [dans les versets cités] le nom d'Allah par celui de la société et celui du groupe professionnel ou additionnez les trois noms, si vous êtes religieux ; remplacez le concept d'aumône par celui de coopération, d'un travail, d'une prestation faite en vue d'autrui : vous aurez une assez bonne idée de l'art économique qui est en voie d'enfantement laborieux. On le voit déjà fonctionner dans certains groupements économiques, et dans les coeurs des masses qui ont, mieux que leurs dirigeants, le sens de leurs intérêts, de l'intérêt commun."

 

A part un désaccord majeur, concernant le fait de remplacer le divin par l'humain ou de les additionner, nous souscrivons avec, Marcel Mauss, cet esprit visionnaire, quand il saisit l'essentiel d'un mouvement qui court l'histoire. D'ailleurs, face à la régression que connaît notre siècle naissant par rapport aux acquis du siècle dernier, Baudrillard signale le danger d'un système d'enfermement où le contre-don libérateur devient impossible :

 

"Nous sommes ainsi dans la situation implacable de recevoir, toujours recevoir, non plus de Dieu ou de la nature, mais de par un dispositif technique d'échange généralisé et de gratification générale... Nous sommes dans la situation d'esclaves à qui on a laissé la vie, et qui sont liés par une dette insoluble."

 

Toutefois, une concordance très significative se dessine entre les efforts déployés dans le Monde musulman et l'Europe pour réagir contre cet état d'enfermement. D'un côté, c'est des colloques internationaux qui se multiplient depuis la fin des année 70 et dont le but est

 

"d'associer, dans une réflexion, universitaires, chercheurs, juristes et banquiers en vue de dégager le mécanisme de ce qu'on appellera "la théorie de l'économie islamique" et de définir les spécificités de nouvelles procédures bancaires. Parallèlement à ces initiatives prospère une littérature sur le ribâ (l'usure) et sur la forme d'un système bancaire conforme à l'esprit de l'islam, en la matière, adversaire du prêt à intérêt."

 

De l'autre côté, l'apparition de Banques éthiques et l'émergence d'expériences innovantes connues sous le nom d'économie sociale et solidaire et qui représentent 10% de l'emploi total en Europe. Elles marquent une rupture avec les dogmes libéraux et tendent à prouver qu'

 

"on peut entreprendre sans être mû par la seule logique du profit.""

 

BRR, RBB : l'amour bienveillance

 

Les deux racines se permutent l'une en l'autre. Nous en saisirons le lien intime sous peu. Créateur comme créature débitent l'amour sous forme de bienveillance. Ainsi Dieu reçoit-il les noms de Barr (Bienveillant) et de Rabb (Seigneur). Le premier est suivi de Rahîm dans la bouche des Bienheureux (28, 52) qui invoquaient Dieu de ces deux noms, lors de leur séjour sur terre, afin qu'Il leur évite d'être exposés -dans la vie future- au souffle de l'enfer comparé au simoun (de l'arabe samûm), un vent violent, extrêmement chaud et sec, qui souffle sur les régions désertiques de l'Arabie, de la Perse et du Sahara ; comparable au "sirocco" (de l'arabe sharqî ) dont Maupassant disait "Le sirocco charrie du feu". Notons à cet égard que, dans le langage coranique, la racine BRR est jumelée avec TQY (voir la signification plus bas) et s'oppose à FJR (respectivement : 224, 2 ; 2, 5 ; 9, 58 et 13, 82 ; 7-22, 83) qui signifie :

 

exploser, jaillir (l'eau), s'écarter de (la vérité), mentir, désobéir.

 

Comme si la pratique de la bienveillance protégeait l'âme contre le fait de voir ses trésors exploser et se transformer en amour incendiaire, un feu brûlant qui agit en vase clos, puisque ce supplice ne touche que le sujet, prisonnier de ses propres acquis (il aboutit à sijjîn de la racine SJN mettre en prison). Ou bien comme si l'amour -afin qu'il règne, au terme de son parcours, en maître absolu- souffle sur son passage, comme une tempête de feu, tout ce qui s'était opposé à lui.

 

Considéré comme attribut, le terme barr désigne, chez les humains, des qualités de coeur dont les premiers bénéficiaires sont les parents birr al-wâlidayn ; vertu pratiquée, d'après le Coran, par Jean et Jésus (14, 19 ; 32, 19).

 

Cet amour est donc semblable à ce que les enfants éprouvent pour leurs parents, tendresse protectrice, empreinte de gratitude et de reconnaissance. Il ne saurait pas se réduire à des rites, mais englobe la foi et les actes (aide aux nécessiteux, don purificatoire, respect de la parole donnée, constance face à l'adversité) et prend toute son ampleur lorsqu'on fait don de ce qu'on aime le plus, c'est à dire le meilleur de son avoir et de son être (177, 2 ; 92, 3).

 

Quant à la seconde racine RBB, nous en avons traité dans notre article cité plus haut. Contentons-nous de rappeler, grâce au jeu de la permutation, que le Rabb, Seigneur, tient son nom du fait qu'il prodigue sa bienveillance birr à ses créatures afin de les élever et de les faire croître selon ses voeux.

 

WQY : l'amour préservateur, bouclier, vêture

 

Pour bien saisir le sens intérieur de cette racine, telle qu'elle est utilisée dans le coran à travers différents dérivés, il convient de sortir du cadre restrictif des traductions courantes qui la rendent par piété ou crainte de Dieu. Pratiquons encore une fois la permutation dont usaient linguistes et soufis, pour permettre au sens profond d'un mot de se déployer. WQY (protéger) donne QWY (devenir fort, jouir d'une force). C'est comme s'il fallait se préserver (yattaqî) de la force de l'amour (quwwa) en évitant de s'y opposer. Sinon on avance à contre courant en contrariant la loi de l'amour (sunna), loi selon laquelle la création s'achemine vers son destin sur l'ordre du Créateur qui est, ne l'oublions pas, l'Amant- Roi, Rahmân. Et comme l'on ne peut pas rester neutre, c'est à dire stagner en se contentant d'un rôle passif qui est celui de ne pas déranger, l'acte de se préserver (at-taqwâ) comprend aussi un rôle actif : suivre le sens du courant en s'inscrivant dans la force de l'amour. At-taqwâ signifie ainsi : la transformation du feu brûlant (nâr) de l'amour en paix et fraîcheur (bardan wa salâman) grâce à une ligne de conduite qui consiste à éviter de faire le Mal et à oeuvrer pour le Bien en parfaite harmonie avec ar-Rahmân, ar-Rahîm.

 

At-taqwâ devient cette vertu qui consiste à pousser très loin la vigilance afin d'éviter le pire des dangers : fausser l'ordre de la création sunnat a -khalq. C'est une sorte d'amour de soi qui vise à ne pas voir se transformer les dons de Dieu en châtiment. Sinon comment imaginer une faible créature, oubliant sa condition, s'opposer à Dieu, al-Qawî (Détenteur de la force, de la puissance) sans que cette force ne se retourne contre elle ? C'est pourquoi, pour se prémunir contre de tels risques, il est conseillé de se vêtir de cette vertu, libâs at- taqwâ, qui est meilleure que tout autre parure (26, 7). Rappelons que dans le texte coranique, le mot libâs (vêture) est utilisé dans le sens propre et figuré : ainsi y est-il question de la faim et de la peur comme vêture - l'âme devenant prisonnière d'une armure de douleur ! Les épouses sont une vêture pour leurs époux et inversement du fait de l'amour réciproque qui les protègent de l'intérieur ! La nuit est aussi une vêture puisqu'elle assure repos et protection. Un autre terme thawb (vêtement) est utilisé pour suggérer les supplices de l'enfer comme si la douleur collait à la peau tel un vêtement (26, 7 ; 112, 16 ; 47, 25 et 19, 22).

 

On voit plus clairement, à présent, le lien entre BRR etWQY (mentionné plus haut) : la bienveillance devient le bouclier qui préserve l'âme des affres de l'amour non vécu, dilapidé ou dévié de sa trajectoire. L'idée de la crainte ou de la piété à connotation exclusivement rituelle, rappelée auparavant, paraît restrictive. Même dans une expression récurrente dans le Coran comme ittaqû-l Llâha (que l'on traduit par craignez Dieu, littéralement préservez-vous de Dieu), on est en droit de se demander pourquoi cette crainte alors que l'amour nous lie à Lui ? En fait, ce qui doit ressortir, c'est l'idée que -par amour de soi- il ne faut pas se mettre au travers du chemin de ce Roi d'un amour auquel personne ne résiste.

 

Par ailleurs l'élargissement du sens de ce terme trouve sa confirmation dans l'usage du verbe ittaqû (impératif de la 2° personne du pluriel) dont le complément d'objet direct peut, selon le contexte, être : Dieu (le plus récurrent), le jugement dernier (où chaque âme est considérée individuellement), le feu, la tentation-désordre (qui conduit à une épreuve), les actes en processus d'accomplissement ou qui le sont déjà (ma bayna aydîkum wa ma khalfakum), (123, 2 ; 24, 2 ; 25, 8 ; 45, 36). Ainsi at-taqwâ, en tant qu'effort visant à préserver l'amour et à le canaliser pour l'investir sur ses propres lieux, rejoint al-`ibâda selon le propos de l'imâm 'Alî, cousin et disciple du Prophète :

 

"Certains adorent Dieu par calcul : c'est là un culte de marchandage. D'autres adorent Dieu par crainte : c'est là un culte de servitude. D'autres adorent Dieu par gratitude : tel est le culte des hommes libres."

 

SH-K-R : l'amour gratitude, reconnaissance

 

Remercier, exprimer sa gratitude, accroître

 

Deux attributs dérivent de cette racine : shâkir et sa forme intensive shakûr qui s'appliquent à Dieu comme à l'être humain mais qui doivent, dans chacun des cas, s'entendre différemment :

 

"La réalité du remerciement, relate Ar-Râzî, consiste à perdre la conscience du bienfait pour reconnaître Celui qui l'accorde."

 

Montrer en somme sa gratitude c'est identifier son Bienfaiteur, et le faire c'est jouir de la Présence au-delà des dons ; puisque cette Présence est le don suprême que Dieu entend nous faire : Vivre de Lui, comme le signifie Ibn `Arabî plus haut. En cela, la reconnaissance shukr rejoint l'adoration `ibâda et la réalisation de l'unicité (tawhîd) qui sont le but ultime de la création khalq. Ainsi les subsides existentiels ne sont plus recherchés comme une fin en soi mais comme le moyen qui nous conduit à participer de son Être : L'adorer ! Car Il ne s'agit pas d'exister pour exister mais d'exister pour adorer. Il ne faut surtout pas imaginer cette finalité comme simples actes rituels conformistes mais plutôt l'anticiper comme l'immense joie d'un artiste qui se trouve dans un processus de créativité ininterrompue.

 

Et puisque telle est la finalité proposée à l'esprit, un paradoxe -difficile à comprendre- peut s'élucider : remercier Dieu dans le malheur comme dans le bonheur ! Un acte contre lequel se rebelle spontanément notre sens de la justice et notre pratique de l'amour. Toutefois, nous finissons, étrangement et contre toute logique courante, par nous laisser dompter dès que nous jouissons de sa Proximité ! En somme, grâce à ce nouveau point de vue, nous nous surprenons à dire : "Peu importe le moyen qui nous met devant sa Porte !" Toute idée de sadisme ou de masochisme est à écarter ici : la peine comme la joie sont des véhicules qui transportent l'âme vers les contrées auxquelles elle aspire.

 

Comment Dieu porte-t-Il ses deux attributs Shâkir et Shakûr ? autrement dit comment témoigne-t-Il sa reconnaissance ? C'est, comme le dit Ar-Râzî, quand

 

"Il rétribue l'acte insignifiant par une récompense considérable" .

 

Pareil, dans son Acte, à ces plantes qui, recevant peu d'eau, poussent quand même et verdissent et auxquelles le dictionnaire décerne le même attribut : shakûr. Ainsi traduit-on Shâkir et Shakûr par Très Reconnaissant ou Celui qui Accroît infiniment.

 

Justement, afin que sa Face soit bien distincte, l'esprit est appelé à ne pas nier l'évidence -quand elle se fait- ni à la méconnaître en la couvrant de l'une de ses vues, ce que traduit exactement la racine KFR qui s'oppose, dans le texte coranique, à SH-K-R (3, 76). Dans ce contexte, deux rappels -qui relèvent du bon- sont à faire : on ne peut remercier pour un don qu'on n'a pas reçu ; et inversement, pour occulter un don, il faut l'avoir reçu ! Cela afin de neutraliser l'empressement de certains esprits qui, ignorants ou mal intentionnés, entendent régir les consciences. La dénégation en matière de foi (kufr), selon le coran, est un acte conscient, réfléchi que seuls son auteur et Dieu reconnaissent. Cette attitude est décrite d'une manière claire et saisissante dans les versets suivants :

 

"Laisse-Moi seul avec celui que j'ai créé

et pourvu de biens illimités

et des enfants pour l'entourer

et pour qui J'ai aplani toute difficulté.

Et pourtant, il ambitionne que Je lui accorde davantage !

Certes non, car il s'oppose à Nos signes avec entêtement.

Je rendrai son ascension épuisante.

Il a réfléchi, pesé le pour et le contre et pris une décision !

Qu'il périsse ! comment a-t-il pu prendre une telle décision ?

Oui, qu'il périsse ! comment l'a-t-il pu ?

Puis, il a regardé ;

puis, il s'est renfrogné et assombri;

puis, il s'est détourné et enflé d'orgueil

pour dire finalement : "Ce n'est que magie apprise,

ce n'est que langage humain. (11-25, 74)"

 

Nous voyons bien retracées les trois étapes de ce processus mental : le Créateur qui signifie sa Présence par des dons à profusion ; la créature qui identifie -sans l'ombre d'un doute- le contenu du message avant de se livrer à une négation délibérée. N'est-il pas étonnant de voir, dans ce contexte, la même racine KFR (renier) donner, par permutation, FKR (réfléchir) et inversement ? Comme si le vocable lui-même voulait nous rappeler que le fait de nier l'évidence n'est pas fruit de l'ignorance mais d'un acte intellectuel bien mature ou que l'acte de réfléchir peut être -à l'arrivée- mal exploité ! Cela pose le problème de la liberté humaine et aussi de l'intentionnalité. Qui peut alors détenir, à part Dieu, le pouvoir de sonder les consciences pour y suivre le travail de la réflexion ? Précisons que cette interrogation est à placer strictement dans un débat qui se limite au champ des croyances religieuses, étant donné que -plaqué sur des expériences agnostiques ou athées- il entraîne des conséquences désastreuses et représente une négation totale de ce que la foi enseigne, à savoir le respect de la liberté de conscience.

 

Revenons à la racine SH-K-R (reconnaître, exprimer sa gratitude) qui, permutée, donne SH-R-K (devenir associé de quelqu'un, dresser un piège). C'est un rappel lexical, un signe destiné à nous mettre en garde contre le fait de tomber dans le piège de l'associationnisme (shirk). Parce que identifier mal la nature du don conduit à se tromper de Donateur ou à Lui adjoindre d'autres figures, ce qui participe à brouiller l'esprit dans sa recherche du Sens. C'est ainsi qu'il convient d'entendre les versets :

 

"Qui se montre reconnaissant, le fait à son avantage. (40, 27)"

"Si vous vous montriez reconnaissants, Je vous donnerais davantage. 7, 14)"

 

Re-connaître le Donateur fait accéder à l'Être en libérant de l'avoir ; et demeurer dans l'Être libère également de la pesanteur d'être en soi, de la possessivité dont est victime son propre être que l'on nomme ego. Dans ce voyage périlleux de l'esprit, s'il y a une vertu que le Coran invite à acquérir c'est la patience, l'endurance, la constance au moment de l'épreuve : sabr. Elle est liée à la reconnaissance shukr et la précède (33, 42). En effet, l'âme peut, sous la pression de l'épreuve qui n'est autre que l'obstruction des canaux de l'amour et la stagnation de son fluide, s'abandonner au désespoir et basculer dans l'oubli de l'Objet de sa passion ou, à l'inverse, s'en rapprocher grâce à cette impasse et montrer sa reconnaissance.

 

Enfin, notre aspiration au Bien-aimé s'essouffle ou se brise sur nos défauts et défaillances. Et c'est là où le Bien-aimé vient, en Amant fidèle, nous rappeler qu'Il est non seulement Celui qui rétribue l'acte insignifiant par une récompense considérable ( Shâkir, Shakûr - Noms jumelés dans le Coran à ceux qui vont suivre) mais aussi Ghafûr (Celui qui couvre notre honte en pardonnant nos fautes), Halîm (Celui qui s'y prend avec une extrême douceur, délicatesse, sagesse et patience), `Alîm (Celui qui connaît, de nos actes, l'intention et la portée), (30, 35 ; 23, 42 et 17, 64 et 158, 2 ; 147, 4).

 

Ce subtil réseau d'amour est destiné, avec toutes ses connexions, à irriguer l'âme pour la protéger contre le dessèchement consécutif à la culpabilité qu'elle entretient et s'inflige comme une punition irrécusable (an-nafs al-lawwâma : l'âme encline aux blâmes). L'être humain, invité à participer des Noms de Dieu et, ce faisant, prodigue -à ses semblables- les mêmes dons qui lui sont accordés.

 

BD`̀ : l'amour création originelle, novateur

 

Inventer, innover, créer à partir de rien

"On dit qu'une chose est nouvelle (badî` ) lorsqu'elle est privée de modèle (mathal)"

 

Dans ce sens, Dieu fait dire au prophète que, précédé de tant d'autres messagers, il n'était pas une innovation : bid`an (9, 46). Les philosophes ajoutent, d'après le dictionnaire, que cette racine désigne un acte qui transcende le temps et la matière. En outre, BD` dont dérive l'un des noms de Dieu Badî` (11, 2 ; 101, 6) est toute proche de la racine BD' (commencer) qui donne Mubdî`, un autre nom de Dieu (Celui qui donne un commencement) auquel fait face le nom Mu`îd (Celui qui fait revenir). L'être humain expérimente ces deux attributs divins aux deux bouts d'un même cycle : au commencement de son existence (lorsqu'il naît à la conscience) et à son aboutissement (son réintégration au sein de Dieu) comme à chaque acte ayant apporté ses fruits.

 

Il sied de placer entre les deux moments, puisque liée au renouvellement, l'idée de dhikr muhdath (2, 21 ; 5, 26), nouveau rappel, les messages successifs dont le but est d'aider les humains à se souvenir de ce qu'ils ont oublié. Le terme muhdath (participe passé) vient de la racine H-D-TH :

 

advenir ; se présenter comme récent, nouveau, actuel, moderne.

 

Il est à noter que, en arabe moderne, le mot actualités se dit ahdâth et modernité : hadâtha ! Signe des temps : si la conscience musulmane achoppe sur ce que nous appelons la modernité, elle a commencé sa crise bien avant le choc que produit sur elle l'intrusion d'un certain Occident, lequel choc sert uniquement de révélateur. En réalité, le fait d'avoir donné au mot dhikr un sens restrictif centré uniquement sur la révélation coranique -comme si Dieu ne prenait pas en charge d'éclairer chaque conscience, à toute époque- enlève au terme muhdath (rénové ou innové par Dieu) son élan et son intensité. Il en va de même du verset :

 

"C'est Nous qui avons fait descendre le rappel (adh-dhikr) et c'est Nous qui en assurons la garde (9, 15)" .

 

S'il n'est entendu qu'au sujet de la conservation de la lettre du coran, il perd en portée. Les coeurs des humains sont le trône de Dieu, et cela ne se peut que s'ils se rappellent leur sublime fonction : l'adoration. Comme la nature humaine est oublieuse, Dieu lui vient en aide d'une manière permanente. C'est le sens du verset décrivant le Livre comme

 

"une somme de signes qui font évidence dans les coeurs de ceux à qui la science fut donnée. (49, 29)"

 

A cet égard, si Ghazâlî a éprouvé la nécessité d'appeler, il y a un peu moins d'un millénaire, son oeuvre monumentale Ihy’ `ulûm ad-dîn (Revivification des sciences de la religion), il nous paraît urgent, au début de ce troisième millénaire, de parler de "Revivification de notre mémoire de Dieu, dhikr AlLâh". Cela afin de retrouver le sens du beau hadîth saint qui jette une nouvelle lumière sur le sens de l'existence :

 

"J'étais un trésor caché et J'aimai être connu. Je créai donc les créatures afin de Me révéler à elles. Et, elles Me connurent."

 

L'acte créateur paraît comme un débordement d'amour (fayd) et c'est de ce débordement que les esprits doivent constamment se nourrir. Voici comment Ibn `Arabî parle de cet amour constitutif de l'être :

"L'amour que Dieu a pour ses Serviteurs ne comporte ni origine ni finalité, car il n'est pas destiné à recevoir les réalités contingentes et accidentelles. De la sorte l'amour qu'Il prodigue à Ses serviteurs, du premier au dernier, selon un processus sans fin, est dans son essence le principe même de leur être. C'est pourquoi l'amour que Dieu a pour eux est en rapport intime avec Son être (kaynûna) qui reste indissociable d'eux..."

 

C'est l'occultation de cette dimension intime de l'amour divin au profit de considérations extérieures qui mine les sociétés musulmanes. Evidemment, pour profiter de ce trésor, il est inévitable de se heurter à une redoutable barrière consolidée le long des siècles par une sorte de paresse spirituelle qui décrète que, dans l'organisation de la vie de la cité, toute innovation (bid`a ou muhdathât) est mauvaises, comme le note et le réfute un chercheur musulman en se basant sur l'exemple des Compagnons qui instaurèrent des pratiques nouvelles par rapport au temps du Prophète :

 

"On ne peut considérer une telle pratique comme bid`a, mais comme bonne tradition. Ainsi, on parle de bonne bid`a, celle qui correspond à l'esprit de la sunna, et de mauvaise bid`a, celle qui ne correspond ni à la Sunna ni aux principes de l'islam."

 

Le barrage fait à l'innovation prive les âmes de se nourrir des merveilles de la création puisque la racine BD` revêt aussi le sens d'exceller dans ses oeuvres, de produire des merveilles. Cette connotation met en lumière le lien entre BD' et `Bd : adorer (généré par simple permutation).

 

`Bd : l'amour adoration

 

A ce titre, seule mérite notre adoration l'entité qui crée des merveilles sans modèle préexistant et qui peut s'appeler aussi le Merveilleux, si l'on considère le terme Badî` comme attribut et non seulement comme participe actif de quatrième forme verbale Mubdi`. Le Merveilleux qui crée des merveilles "n'a point de semblable ! (11, 42)" Nous percevons ici la relation intime entre amour et beauté : si notre époque souffre de désenchantement c'est parce qu'elle manque d'émerveillement et que tarissent les sources de beauté ; conséquence inévitable d'une rupture avec Celui qui préside à son invention, à son maintien et à son renouvellement :

 

"Ils ont oublié Dieu ; et du coup, Dieu leur a fait oublier qui ils sont. (19, 59)"

 

Les humains, oubliant leurs origines spirituelles, s'abîment uniquement dans la contemplation de la beauté que Dieu a mise en eux ainsi que dans celle de leurs oeuvres et se coupent ainsi de l'infini pouvoir du Créateur. Victimes de cette tentation, ils assistent au dévoilement de leur nudité primordiale, expression de leur dénuement originel. Dieu les abandonne dans cet état d'amoureux transis : initiés au sens de la beauté sans pouvoir en jouir ! Autrement dit c'est le dévoilement permanent de la Beauté qui met un voile sur la laideur d'un univers vide de Dieu. Et c'est le fait de nous fixer exclusivement sur le dévoilement de notre propre beauté qui voile, à nos yeux, le spectacle de la Beauté infinie.

 

La beauté suscite admiration, émerveillement et adoration qui -s'adressant au Créateur au-delà de la création- verse dans la réalisation de l'unicité de Dieu. Ecoutons Ghazâlî décrivant dans son Livre de la pauvreté, la condition du renonçant :

 

"Il est celui qui, unifié en Dieu seul, pratique le tawhîd réel, lequel consiste à ne rechercher rien d'autre que Dieu le Très-Haut. Car quiconque est en quête de quelqu'un ou de quelque chose d'autre que Lui, c'est cela qu'il adore en fait. Tout être ou chose objet de quête est en fait objet d'adoration. Quiconque est en quête de quoi que ce soit est en fait l'esclave de ce en quête de quoi il se trouve. Etre en quête de quelque chose ou de quelqu'un d'autre que Dieu est de l'ordre de l'associationnisme latent. "

 

L'adoration se présente ainsi comme jouissance et bonheur pour les adorateurs et pur amour offert par Dieu du simple fait qu'Il leur révèle sa Beauté, une délectation de sens ! Nous sommes loin de l'idée de contrainte, de crainte ou de stricte observance des rites et de la Loi. Trois affirmations coraniques vont dans ce sens :

 

"Je n'ai créé les Esprits (djinn) et les Humains que pour s'adonner à mon adoration. (56, 51)"

"Auriez-vous cru que Nous vous avons créés en vain (`abathan) et qu'à Nous vous ne serez pas de retour ? (115, 23)"

"Nous n'avons créé les cieux, ni la terre, ni leur entre-deux qu'en toute vérité. (3, 46)"

 

Il ressort des trois versets précédents que la Création est liée à la Vérité, laquelle Vérité s'assimile à l'Adoration et inversement et que cela écarte toute idée d'absurde. D'ailleurs, n'est-il pas significatif, d'un point de vue linguistique, de constater que les deux racines `BD (adorer) et `BTH (agir en vain) ont deux consonnes en commun ? Comme si la différence entre le sens et la négation de ce même sens se jouait à une consonne près ! Enfin, la Certitude est fruit de l'Adoration assidue. Car, d'une fois à l'autre, l'esprit -empli de beauté- finit par chasser le doute comme un vase déborde lorsqu'il est plein de parfum :

 

"Adore ton Seigneur jusqu'à ce que te parvienne la certitude. (99, 15)"

 

KDH, JHD : l'amour ahan, l'amour effort

 

Les deux racines expriment la marche forcée que s'impose l'âme dans son désir de Dieu. Il est significatif que l'arabe moderne, pour dire prolétaires, ait choisi le terme kâdihûn , un dérivé de (KDH).

 

"Ô être humain ! ta condition est d'ahaner (kâdih) dans ta marche vers ton Seigneur avant de Le rencontrer. (6, 48)"

 

Quant au mot jihâd qui est un dérivé de JHD et que l'on traduit abusivement par guerre sainte, il veut tout simplement dire l'effort extrême déployé sur le chemin de Dieu. Lié à l'amour que l'on a pour Dieu et son messager, cet effort doit être placé au-dessus des liens de parenté, des préoccupations matérielles et de la recherche du bien être (24, 9). Ce qui correspond à ces paroles issues du patrimoine spirituel chrétien :

 

"Sans Dieu, toujours je me serais dérobé, traversant une vie sans souffrance et sans presque de soucis. Par Lui j'ai eu la déception, la douleur, la responsabilité, l'échec, par Lui j'ai eu la confiance. Non pas en mes seules capacités, mais en Lui." "

 

En réalité, c'est dans cette tension permanente et extrême que réside la libération des individus et des sociétés de leurs multiples aliénations. C'est cette réalité qui sous-tendait l'effort d'interprétation : ijtihâd (de JHD) pratiqué par les savants musulmans, les intellectuels de leur époque. Et quand certains parlent tant, de nos jours, de la nécessité de rouvrir les portes de l'ijtihâd (fermées depuis le XIV° siècle), ils le font d'une manière formelle et extérieure. Le discours produit reste toujours à la traîne d'une évolution qui s'impose d'elle-même, parfois aveuglément, sans attendre l'autorisation des esprits ensommeillés. L'ijtihâd est une opération qui s'appuie sur une lecture moderne, hadîtha (dans le sens coranique du terme), du sens des événements, éclairée par une foi vivante en un Dieu Vivant Hayy qui ne cesse de renouveler sa Création. Ainsi, l'acte de rouvrir doit s'appliquer à la relation réciproque que chaque musulman devrait entretenir avec Dieu et non point avec les nouvelles Idoles que représentent la Communauté, les Dogmes, l'Observance, le Passé et son prestige, les Figures du passé, du présent et de l'avenir qui devraient, selon un espoir mal fondé, accoucher d'un Sauveur...

 

R-GH-B : l'amour désir

 

C'est l'idée du désir et de l'immensité que cette racine suggère. On la trouve dans les versets :

 

"Tes subsides épuisés, fais un effort de contention

et laisse-toi porter par ton désir du Seigneur. (7-8, 94)"

 

Bien entendu, il y a différents niveaux d'intériorisation du sens de cette injonction, c'est pourquoi il est bon de la méditer dans le contexte de la Sourate entière et de consulter différentes traductions. A cet égard, nous produisons ici l'éclaircissement que Jacques Berque se plaît à en donner :" A l'exercice du devoir succèdent ainsi, sur un registre supérieur, la tension spirituelle et l'amour ".  Un hadîth prophétique parle à ce propos de "djihâd majeur", c'est à dire celui que l'on mène contre soi-même."

 

Nous retrouvons ce désir à d'autres endroits du coran. C'est le propre des messagers de Dieu qui s'empressaient de faire le bien et invoquaient Dieu par désir et crainte (raghaban wa rahaban). C'est aussi un choix à faire : réorienter le désir vers Dieu à la suite d'un manquement ou d'une déviation du désir (90, 21 ; 59, 9 ; 32, 68).

 

SKN, TM’N, RDY : l'amour quiétude, tranquillité, contentement (agrément)

 

As-sakîna, une quiétude que Dieu fait descendre sur ceux qui se fient à Lui (4 et 18, 48 ; 26, 9 ; 40, 9 ; 26, 48). Cette racine évoque la cessation de mouvement et d'effort qui laisse place, selon les contextes mentionnés dans le Coran, à des sentiments de paix et de tranquillité savourées dans l'intimité : il en est ainsi da la nuit créée -à cet effet- par Dieu, des deux époux, du séjour primordial d'Adam et de son épouse, et de celui -définitif- des Bienheureux, au Paradis (67, 10 ; 21, 30 ; 12, 61).

 

Le même état s'exprime à travers la racine TM’N :

 

"Certes, en se remémorant Dieu, les coeurs trouvent la tranquillité (tatma’innu), (28, 13)"

 

C'est parfois un degré avancé de la foi (dans le sens de se fier à...) tel que le montre le récit coranique :

 

"Et quand Ibrâhîm dit : "Seigneur, fais-moi voir comment Tu ressuscites les morts." Dieu dit : "Ne me prêtes-tu pas foi déjà ?" Ibrâhîm dit : "Si, mais c'est afin de tranquilliser (li yatma’inna) mon coeur. (260, 2)"

 

Enfin, ce degré de sérénité est atteint par l'âme lorsque, à la résurrection, elle s'entend dire :

 

"Ô âme tranquillisée (mutma’inna), retourne vers ton Seigneur agréante et agréée. Entre alors parmi Mes adorateurs et entre dans mon Paradis.(27-30, 89)"

 

Agréante, agréée (contente de Lui qui, à son tour, est content de toi : radiyatan, mardiyya) , ces deux attributs, mentionnés dans le verset précité, dérivent de la racine RDA. Nous constatons avec bonheur que la réciprocité, entre Dieu et l'être humain, régit l'acte d'agréer. La satisfaction amoureuse est mutuelle ou elle ne l'est pas ! Et cela revient à quatre autres reprises dans le coran :

"Dieu est content d'eux et ils sont contents de Lui (radiya-l Lahu `anhum wa radû `anh), (119, 5 ; 100'9 ; 22, 58 ; 8, 98)"

 

Et afin de nous enlever toute fierté inutile, Dieu nous rappelle que c'est Lui qui, le premier, agrée pour nous la religion que nous suivons (waradîtu lakumu-l islama dîna (3, 5).

 

`LM, `ML: l'amour savoir, l'amour engagement

 

Peut-on aimer sans connaître ? Certes non, d'où la prière que nous enseigne Dieu dans le Coran :

 

"Dis : Seigneur, accrois-moi en savoir. (114, 20)"

 

Prière qui résonne avec un rappel à l'humilité :

 

"Certes, du Savoir, il ne vous a été octroyé qu'une modique part. (85, 17)"

 

Cette racine est d'une fécondité telle que ses dérivés occupent une quinzaine de pages du Dictionnaire lexical du Coran avec 13 occurrences pour le Nom de Dieu `âlim et ses deux formes intensives `alîm et`allâm (140 et 4) et l’élatif a`lam qui rappelle que son savoir dépasse le nôtre (49). Des humains, Il connaît l'apparent et le caché, le passé et le présent immédiat (littéralement : ce qu'ils ont entre les mains et ce qu'il y a derrière eux : mâ bayna 'aydîhim wa mâ khalfahum), le contenu de leurs coeurs, l'invisible des cieux et de la terre, et finalement toute chose...C'est ainsi qu'Il initie à son Savoir (80 fois) Ses envoyés et adorateurs de même que les anges : tous reconnaissent, face à Lui, qu'ils ne détiennent comme savoir que ce qu'Il leur a enseigné. C'est ainsi qu'il conviendrait de recevoir ces paroles d'Ibn `Arabî :

 

"La science du Bârî (Créateur de l'être vivant) n'est entachée d'aucune ignorance, et toute science humaine -qui tâche de la circonscrire- est pure ignorance et se trouve dénuée de toute science, et c'est cela la limite de la science que détiennent les savants."

 

Lors même que Dieu connaît tout de Lui-même et de nous, notre ultime savoir -accordé, ne l'oublions pas, par Lui- trouve son meilleur usage lorsqu'il nous plonge dans la perplexité comme le dit Abû Bakr, l'un des premiers compagnons du Prophète :

 

"Gloire à celui qui n'a établi pour ses Créatures d'autres voies à Sa connaissance que l'impuissance à Le connaître."

 

Nous ne faisons ici que mentionner hâtivement cette nuance de l'amour lié au savoir. Toutefois, il est bon de rappeler que -de par la racine `LM permutée en` ML (agir, faire)- la connaissance est liée à l'engagement, thème qui couvre six pages du Dictionnaire lexical du Coran. On y voit voisiner souvent, dans une même phrase, foi et engagement. D'ailleurs, si Esprits et Humains n'ont été originellement créés que pour jouir de l'adoration du Seigneur, la vie et la mort l'ont été pour éprouver les humains et discerner ceux qui auront accompli les plus belles oeuvres (2, 67). Bons ou mauvais, nos actes -dont aucun atome ne se perd- construisent déjà notre demeure future sous forme de récompense ou de sanction. A cet égard, nombreux sont les versets où `amal et `ilm sont liés : il s'agit de la science qu'a Dieu de tous nos actes.

 

SLM : l'amour intégral, paix, remise de soi

 

"...j'ai trouvé un grand talisman de pureté, qui permettra à celui qui le possédera de traverser toutes les conditions de la vie sans se salir à aucun contact :

"Ne jamais donner son âme à la créature, parce qu'elle appartient au Dieu unique ; voir dans toutes les créatures un motif de jouissance comme un hommage au Créateur ; ne jamais se chercher dans un autre, mais se trouver en soi-même."

 

Cette trouvaille faite par une hôte de la culture arabo-musulmane, baignant dans l'universel de par ses deux autres cultures, slave et française, traduit au mieux le sens de la racine SLM dont dérive le mot islam. Isabelle Eberhardt (1877-1904) nous fait part de son adhésion à cette foi qu'elle embrassa librement à la suite d'une profonde et ardente recherche. Traduire cet acte uniquement par soumission, comme le font couramment musulmans et non musulmans, est une grande erreur surtout lorsque cela occulte la participation active de toutes les facultés humaines. Aslama, forme verbale qui désignent l'acte conscient et volontaire, signifie : confier son âme à ... L'esprit se remet à Dieu dans la paix à la suite d'un voyage dans les multiples dimensions de la réalité où, d'expérience, il découvre que rien ne peut étancher sa soif d'amour, avec toutes ses nuances et couleurs, hormis la Source. C'est le culte d'homme libre, dont il est question plus haut, qui sait chez Qui il convient de se rendre pour sauvegarder l'intégrité et l'intégralité de son être fait d'amour.

 

Et cet acte ne se fige jamais dans une sorte de déclaration d'intention mais se renouvelle avec chaque expérience, et ce jusqu'au dernier souffle, puisqu'on dit d'un être humain qui vient de rendre l'âme : aslama r-rûh . C'est dans ce sens qu'il faut entendre certains passages coraniques énonçant que la seule religion agréée auprès de Dieu est l'islam, que tous les messagers de Dieu furent des musulmans et que Ibrâhîm lui-même donna le nom de musulmans aux adeptes de cette foi. C'est une manière de signifier que cet islâm n'est qu'une voie pour accéder à l'aspiration fondamentale de l'âme, mais qu'elle est unique dans la mesure où seul Dieu peut nous conduire dessus. Et cette voie ne connaît ni commencement ni fin puisque les gnostiques (al-‘ârifûn : soufis) parlent d'une traversée (safar) en quatre étapes que le coeur accomplit à la rencontre du Vrai :

 

1. la marche vers Dieu (as-sayr ilâ Llâh ) : partir des demeures de l'âme jusqu'à l'horizon évident où est relevé le voile de la multiplicité pour laisser se révéler la face de l'unicité ; c'est la fin de la station du coeur et le début des théophanies des Noms de Dieu (les manifestations de ses Attributs) ;

2. la marche en Dieu par Dieu (as-sayru fî Llâh bi Llâh) : c'est faire sienne les qualités de Dieu et réaliser ses Noms en s'élevant jusqu'à l'horizon sublime qui est la fin de la station de l'esprit et de la Présence unitaire. Il s'agit de lever le voile de l'unicité pour laisser se révéler la multiplicité cognitive intérieure.

3. la disparition des termes opposés : l'apparent et le caché, c'est l'élévation jusqu'au parachèvement de l'union et la Présence unique. C'est la fin de l'Investiture (wilâya, sainteté) ;

4. la marche par Dieu en partant de Dieu (as-sayru bi Llâh `ani Llâh) afin de parachever : c'est la station où l'on accède à la permanence après s'être anéanti c'est à dire revenir du Vrai (al Haqq) vers la création (al khalq) et voir le Vrai s'intégrer dans la création et la création s'amenuiser dans le Vrai jusqu'à ce que l'unicité apparaisse dans la multiplicité et la multiplicité dans l'unicité.

 

Etant donné les similitudes de cet itinéraire avec celui d'innombrables chercheurs du Vrai, issus d'autres communautés religieuses ou non, il serait absurde d'assimiler l'islam -dans son acception spirituelle- à une religion définie par de simples caractéristiques socio-historiques.

 

 

 

 

AMN : l'amour confiance, sécurité

 

Cette racine donne le mot imân que seul l'ancien français rend par fiance (état de l'âme qui se fie ou le fait de se fier à ...) et le traduire par croyance, avec sa connotation actuelle, est insuffisante. Nous trouvons confirmation dans une note de M. Gloton, dans sa traduction d'Ar-Râzî :

 

"...il faudrait traduire l'expression âmana bi-l Lâhi de la sorte : se trouver en sécurité par Dieu, et non croire en Dieu. Cette dernière traduction habituelle ne rend pas le sens fort et étymologique de cette racine que l'on retrouve dans les principales langues d'origine sémitique."

 

Croire, contrairement à son étymologie et à certaines de ses acceptions, a fini par suggérer un fossé à combler par une sorte d'adhésion coupée de l'expérience. Alors que se fier (âmana) repose sur une relation intime avec Dieu. Et pourquoi ne pas parler de prêter foi dans le sens du proverbe "On ne prête qu'aux riches", le Riche est, en la matière, certainement Dieu parce qu'Il nous pourvoit en être sans que s'épuisent ses dons, d'où son Nom al Ghanî (le Riche par Soi et en Soi ou plutôt Celui qui se suffit à Lui-même ou Celui qui peut se passer de ses créatures dans la mesure que son Etre n'a pas besoin des êtres).

 

C'est justement pour cette raison que l'être humain, en quête permanente d'être, peut se fier, d'expérience, à Celui qui donne sans contrepartie, Wahhab et qui, différemment des humains pauvres en être, ne risque jamais reprendre ce qu'Il a donné ni en faire étalage pour s'en prévaloir et vexer son obligé.

 

Par ailleurs, la forme du verbe âmana suppose un acte accompli conjointement avec un autre sujet comme par exemple âkala, qâtala, hâdatha... (manger en compagnie de, combattre contre quelqu'un, s'entretenir avec quelqu'un...). Cela signifie que l'on ne peut pas trouver seul la foi ni s'y maintenir puisqu'il s'agit d'un don constamment renouvelé par Dieu. Voici, à cet égard, un rappel adressé à certains bédouins qui venaient d'embrasser l'islam :

 

"Ils font valoir leur soumission à Dieu comme une faveur pour toi(aslamû). Dis : ne faites pas de votre soumission (islâmi-kum) comme une faveur pour moi; bien plutôt c'est Dieu qui vous a accordé la faveur de vous guider vers la foi (îmân), si vous êtes véridiques. '17, 49)"

 

Nous constatons que la foi, don de Dieu, est placé avant et au-dessus de la réponse humaine, l'islam ou, dans ce cas précis, la simple soumission ; puisque, à ces nouveaux convertis, il est auparavant signifié de ne pas dire "nous nous fions à Dieu (âmannâ)" mais plutôt "nous nous sommes soumis à Dieu (aslamnâ), tant que la foi n'a pas encore pénétré [leurs] coeurs". D'ailleurs les dérivés de la racine AMN occupe 15 pages du Dictionnaire lexical du Coran contre 3 pour SLM. La primauté de la foi sur la remise de soi à Dieu explique cette observation d'Ibn `Arabî :

 

"Tout islam que l'îmân n'accompagne pas, on ne peut compter dessus"

 

On peut considérer que l'îmân est la réponse divine à un appel humain qui est l'islâm. Cela nous ramène à évoquer le Nom de Dieu al-Mu'min auquel on trouve différentes significations dont Celui qui procure la sécurité et génère la confiance. Cependant, de même que, s'agissant d'un être humain, ce mot désigne celui qui met sa foi en..., il s'applique à Dieu dans la mesure où Il met initialement sa confiance en nous et ne cesse de la renouveler lors même qu'il nous arrive souvent de perdre confiance en nous-mêmes. C'est Sa foi en nous qui fait de nous des ayant la foi : mu'minûn !

 

Enfin, il est évident que nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet article, ni approfondir chaque facette ou nuance d'amour, mentionnée dans le Coran, ni les traiter toutes, ni établir les étroites corrélations qui se construisent entre elles. C'est pourquoi nous contentons ici d'énumérer encore quelques unes :

 

WKL, WLY, KH-L-F : l'amour prise en charge réciproque, l'amour investiture

 

TWB : l'amour récurrent, l'amour aux retours sans faille

 

WHB, KRM : l'amour don infini, l'amour prodigalité

 

`-DH-B : l'amour supplice

 

FTN : l'amour tentation-épreuve

 

TH-W-B : l'amour rétribution

 

QRB : l'amour proximité

 

'NS , KHLL, NJÂ : l'amour intimité, l'amour confidence-épanchement, l'amour amitié privilégiée

 

NSY, DH-K-R : l'amour oubli, l'amour mémoire

 

GH-F-R, `FW : l'amour pardon

 

MRD, SH-F-Y : l'amour maladie, l'amour guérison

 

Nous nous promettons d'y revenir dans un travail futur ainsi que sur toutes autres sortes d'amour qui, émanant de cet amour réciproque reliant Dieu et l'être humain, informe tous les domaines de la vie : l'amour de soi, l'amour d'autrui (homme/femme, parents/enfants, la communauté des humains...), l'amour de la création... Puisque comme nous l'avons dit plus haut, l'être humain est appelé à acquérir les qualités de son Seigneur, à réaliser la Vérité de son Créateur (tahaquq) en participant de chacun de ses Noms.

 

I

II. L'AMOUR A L'OEUVRE

 

 

DE QUEL ISLAM S'AGIT-IL ?

 

Pour voir l'amour à l'oeuvre, il faut bien évidemment le vivre, le pratiquer et y mettre sa confiance et bien se rappeler, dans le contexte actuel, que si les Puissants -guidés surtout par leurs intérêts immédiats- font les événements, ce ne sont certainement pas eux qui délivrent le Sens. A cet égard, n'oublions pas que ces Malfaiteurs de l'Humanité se recrutent partout et font alliance, abstraction faite des frontières de toutes sortes, et ce même lorsqu'ils s'affrontent ! Un agresseur qui entraîne son peuple contre un autre peuple nuit aux deux à la fois. Telle est la vision musulmane de la justice. Le Prophète recommande, dans un hadîth célèbre, d'apporter notre soutien à nos frères qu'ils soient agresseurs -en les empêchant de commettre l'injustice- ou agressés, en les aidant à obtenir justice. Cela dit, avant d'interroger les Musulmans au présent, il convient de clarifier le débat en distinguant trois modalités d'implication de l'islam dans la bataille d'amour aux dimensions universelles et eschatologiques.

 

L'islam : lecture du sens de l'existence

 

Cet islam participe d'une vision du monde universelle et rejoint ainsi, dans sa dimension spirituelle, non seulement les autres religions mais encore des visions agnostiques ou athées qui, même si elles ne réfèrent pas à une Entité distincte de l'humain, discernent -dans les jeux complexes et contradictoires de la réalité- une transcendance certaine. Le rapprochement entre religions est aisé à faire, c'est pourquoi nous nous bornons ici à dégager un terrain anthropologique, une tension spirituelle ainsi qu'un niveau ontologique communs à l'islam et à un certain agnosticisme ou athéisme qui se définissent positivement, c'est-à-dire par rapport à eux-mêmes et non seulement contre l'historisme des courants religieux.

 

Certaines actualités confirment ce point de vue : aux USA essentiellement et à travers le monde, des groupes de thérapie spirituelle usent de l'expression "To surrender to higher power" pour signifier la nécessité du dépassement des limites d'une certaine expérience psychique ! Se rendre à un plus haut pouvoir ! Ce qui n'est pas sans rappeler Allâhu akbar (Dieu est plus grand !) dans l'appel à la prière musulmane. La tournure indéfinie de l'expression anglaise et son ouverture sur des expériences agnostiques et autres rejoignent le sens étymologique du mot islam. On retrouve là la notion d'innéité, cette fitra qui représente l'enfance de l'esprit humain tel qu'il est sorti, dans toute sa fraîcheur, des mains du Créateur. N'est-ce pas elle qui le guide dans les dédales de la réalité ? l'être humain n'ayant pas besoin d'autre guide que soi-même, est sujet à l'oubli, ce qui entame l'acuité de notre perception ; c'est pourquoi Dieu -par surcroît de grâce- envoie des messagers. C'est cette fitra également qui lui permet d'authentifier un message divin : le coran se présente, répétons-le, comme une somme de signes évidents contenus dans les coeurs, autrement dit on n'adhère qu'à ce qu'on connaît ! C'est elle aussi qui le met en harmonie avec les lois de la Création (sunna al-khalq) afin qu'il puisse, de cette manière, se dépasser et s'élever au-dessus d'une condition faite d'aliénations multiples. Retrouvons maintenant l'équivalent de ces deux notions de fitra et de sunna chez un esprit libre comme Proust :

 

"Il n'y a aucune raison pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers. Toutes ces obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner, revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche."

 

Cette sanction qu'appelle le travail de l'artiste rejoint un verset du Coran qu'un grand connaisseur de l'islam, professeur au collège de France et traducteur du Coran, le regretté Jacques Berque rend ainsi :

 

"Bel-agir (ihsân) trouverait-il récompense autre que bel-agir ? (60,55)"

 

Puis, il s'interroge -pour en faire ressortir la dimension agnostique- si le verset ne peut pas être entendu aussi comme suit :

 

"La vertu terrestre n'aurait-elle d'autre récompense qu'en elle-même ?"

 

Comme ce verset est de ceux qui, d'après le commentateur ar-Râzî, nourrissent jusqu'à une centaine d'interprétations, il serait judicieux d'aller dans le sens de cette ouverture pour souligner que le sens premier du mot ihsân, construit comme superlatif, est excellence. Autrement dit le dépassement de soi est déjà une jouissance en soi. Mais il est vrai que la foi en Dieu génère l'espoir d'une vie qui est le simple prolongement de cette même rétribution connue sur terre.

 

Umberto Eco, dans un dialogue épistolaire original avec Carlo Maria Martini, évêque de Milan, part à la recherche d'universaux sémantiques ou de notions communes à toutes les cultures et formule sa foi comme suit :

 

"Toutefois, je crois pouvoir dire les fondements sur lesquels repose aujourd'hui ma "religiosité" laïque ; car je pense fermement qu'il y a des formes de religiosité, et donc du sens du sacré, de la limite, de l'interrogation et de l'attente, de la communion avec quelque chose qui nous dépasse, même en l'absence de la foi en une divinité personnelle et providentielle."

 

Cette attitude prometteuse car ouverte à l'autre et sur l'autre, on la retrouve chez Georges Minois, cité plus haut, et qui, athée lui-même, tient à préciser au sujet de son Histoire de l'athéisme :

 

"Qu'il me suffise de dire qu'il n'y a dans ce livre aucune visée apologétique pour ou contre l'athéisme, pour ou contre la foi. La motivation principale est une quête de sens, qui ne rejette a priori aucune attitude. Nous sommes tous embarqués dans une étrange aventure. Nés sans l'avoir demandé, vivant sans savoir pourquoi, mourant sans recevoir d'excuses, nous devons tous subir le même parcours sans avoir droit à la moindre explication... j'envie ceux qui n'ont pas de questions et ceux qui n'ont que des réponses, moi qui n'ai que des questions sans réponses."

 

Tout a priori mis de côté, la littérature de l'islam reste à la disposition de tout chercheur de l'absolu, et en cela, elle se présente toujours comme un patrimoine universel prêt, à côté d'autres apports, à aider l'humanité à construire son présent et son avenir.

 

L'islam : patrimoine universel

 

Dès sa naissance, l'islam est entré dans le patrimoine universel comme un appel au renouvellement : dhikr muhdath. Bien évidemment, il s'agissait de renouveler l'amour sous sa forme la plus profonde, la plus englobante, celle qui touche individus comme communautés : ar-rahma, tel que nous l'avons exposé plus haut. Comme l'amour ne connaît pas de frontières, nul ne peut évaluer les sommes que l'islam en a pu verser, et qu'il continue et continuera à faire, dans les réseaux des relations humaines. Il convient ici d'oublier marques et labels et penser gratuité et excellence (ihsân) : l'amour donné pour le plaisir de donner, plaisir sans lequel la vie perd son goût. Mais combien est difficile de libérer l'amour -mot infortuné pour avoir été mêlé à tant de fausses fortunes- des acceptions et pratiques étroites qui tournent autour d'obsessions individuelles et collectives étouffant notre quête ? Ecoutons le diagnostic de René Crevel (1900-1935), écrivain surréaliste qui essayait, dans le cadre de son mouvement littéraire, de s'affranchir d'un certain rationalisme prosaïque qu'incarnaient des forces d'oppression sociales, économiques, philosophiques ou religieuses :

 

"Telle fut ma folie que, sur la route morne, à chaque créature rencontrée, j'ai demandé non le divertissement, non quelque exaltation dont l'amour essayé eût pu me faire tangent, mais l'absolu.

"L'absolu ? Je me perdais. Fallait-il m'accuser d'orgueil ou de dire au contraire pour ma défense que je cherchais dans les êtres la révélation d'une âme universelle ?"

 

Puis, il fait le constat de l'échec du désir à lui procurer cette révélation :

 

"Dès que j'avais choisi une créature, elle me semblait anonyme. Pour la retrouver j'étais exigeant jusqu'à la rage. Alors je me perdais en elle, ne la retrouvais pas en moi. je ne l'aimais pas, elle m'empêchait de m'aimer encore. Je n'avais même pas envie de la tuer. Elle existait si peu que mon désir s'était contre elle non satisfait mais évaporé."

 

Il s'agit de rendre à l'amour ses lettres de noblesse en le ressourçant dans la rahma universelle si bien que, tout en englobant le désir, il saurait dépasser les limites d'un narcissisme émotionnel, libidinal ou identitaire. Au sujet de ce dernier terme, nous pensons à l'esprit de corps qui restreint le partage de l'amour au semblable, celui qui professe le même credo ou porte les mêmes croyances. Et lorsqu'il y a ouverture, elle ne peut se faire que dans le cadre d'une conversion expansionniste sinon avec la pratique d'une certaine charité qui trahit un rapport de force humiliant. Toutes ces pratiques révèlent finalement un appauvrissement spirituel issu d'une pénurie ontologique propre à la condition humaine et que seules enrichissent des traversées incessantes vers la Source.

 

A ce titre, sans chercher à magnifier l'expérience de la foi en général ni le patrimoine musulman en particulier, on ne peut se référer qu'aux exemples aboutis ; sinon, au nom d'un certain réalisme, on finit par justifier l'injustifiable dans les réalisations humaines ou, à l'inverse -ce qui revient au même, tirer tout vers le bas en usant de l'arme du scepticisme et de son allié, non moins destructeur, le cynisme. On ne comprendrait la participation de l'islam au renforcement de l'édifice de l'amour que si l'on sortait des limitations d'une certaine expérience moderne pour penser à tout ce qui est diffus et diffusé à travers la littérature de l'islam et les relations, de tous genres, que des musulmans ont bâties entre eux et avec leurs voisins au quotidien, le long de leur histoire. Ce patrimoine, encore vivant, est comparable à tant d'autres : celui de l'Egypte et la Grèce anciennes. Il trouve son explication et sa garantie dans ces vers de Râbi`a (717- 801), la première figure féminine de grand renom dans l'histoire de la mystique musulmane , comme la décrit Ali Merad :

 

Je T'aime de deux sortes d'amour :

amour visant mon propre bonheur,

et amour vraiment digne de Toi.

Quant à cet amour de mon bonheur,

c'est que je m'occupe

à ne penser qu'à Toi,

et à nul autre.

Et quant à cet amour digne de Toi

c'est que les voiles tombent

et que je Te voie.

Nulle gloire pour moi,

ni en l'un ni en l'autre,

mais gloire à Toi,

pour celui-ci et pour celui-là."

 

Il s'agit bel et bien de transcender la condition humaine sans la renier à cause des aliénations qu'elle ne manque pas de générer. En s'appuyant sur l'Inébranlable (as-Samad), Celui qui subsiste par Soi-même, le Seigneur suprême vers qui se fait le voyage en quête de subsides existentiels, on peut se servir de cette même condition comme tremplin pour accéder à celle des Bienheureux. "Entre dans Mon paradis (djanna)", dit Dieu à l'âme agréante et agréée. Commentant cette invitation, Ibn `Arabî traduit djanna par voile en se basant sur la racine DJ-N-N qui signifie cacher :

 

"...ce paradis n'étant autre que toi-même, car c'est toi qui Me voiles par cette nature humaine; Je ne suis connu que de toi, comme tu n'existes que par Moi ; qui te connaît Me connaît, bien que personne...ne Me connaisse [essentiellement], en sorte que toi aussi, tu n'es connu de personne. Or, si tu entres dans Son paradis, tu entres en toi-même, et tu te connaîtras toi-même par une autre connaissance, différente de celle qui te fit connaître ton Seigneur..., en sorte que tu posséderas deux connaissances : tu connaîtras Dieu à ton égard, et tu Le connaîtras par toi-même en tant qu'Il est Lui, non pas en tant que tu existes."

 

N'est-ce pas que dans ces deux connaissances que réside virtuellement (encore faut-il en faire l'expérience !) la réponse à l'anonymat qui fait notre désespoir objectif tel que René Crevel a la lucidité et le courage de le dire ?

 

L'islam : communauté historique

 

Avant d'examiner le présent de cette communauté, jetons un coup d'oeil rapide sur son passé fondateur. D'aucuns, parmi les orientalistes, se plaisaient, pour réduire la dimension universelle du message musulman, à l'assimiler à une religion du désert - destinée, bien évidemment, à disparaître dans les sables d'où elle est sortie. Or, à lire son livre fondateur, il en ressort que l'avertissement, adressé aux contemporains de Muhammad, s'appuyait sur le sort qu'avaient connu les habitants de grandes et illustres cités al qurâ, chaque fois qu'ils avaient perverti l'ordre de la création. Nul n'est besoin, de nos jours, d'être devin pour prédire les pires catastrophes guettant cette humanité qui contrevient aux lois de l'amour, un amour qui doit être conjugué, à notre époque, sous forme d'équité, juste partage des richesses, solidarité, droits des personnes et des peuples à disposer d'eux-mêmes ... Déjà, un grand historien comme Arnold Toynbee tirait la sonnette d'alarme :

 

"...les pays occidentaux et occidentalisés sont si diaboliquement déterminés à poursuivre cette course désastreuse qu'il est improbable que l'un d'eux prenne conscience et ait la force d'âme de se sauver de l'issue fatale en même temps que le reste de l'humanité."

 

Le même historien qualifie Ibn Khaldoun de "génie exceptionnel dans le domaine de la philosophie de l'histoire" puisqu'il ne se contente pas de "l'explication sociologique séculière de l'histoire" mais "inclut Dieu parmi les acteurs de l'histoire" : si la première invasion arabe du Nord-Ouest de l'Afrique au VIIème siècle "a non seulement laissé intacte la vie économique de cette région, mais a été suivie d'un accroissement de la richesse économique" alors que la seconde du XIème siècle "en dévastant l'économie" provoqua "un éclatement politique" , c'est parce que, dans le premier cas, la dimension prophétique, la sainteté s'ajoutait à l'esprit de corps (`asabiyya ) alors que seul ce dernier élément était présent dans le second.

 

C'est dire que, dans la crise actuelle caractérisée par l'opposition objective -ou sciemment orchestrée- d'un certain Occident à un certain Islam, la responsabilité incombe aussi bien à l'un qu'à l'autre. En effet, bien avant la chute de l'Empire ottoman et précisément depuis cette date, le monde musulman a bien du mal à se relever et plus encore à s'organiser politiquement. Après l'abolition du Califat, les deux Congrès Musulmans de 1926, tenus successivement au Caire et à la Mecque, concluent à l'impossibilité de restaurer cette institution politique et à la nécessité de la remplacer par des réunions entre des responsables musulmans pour traiter les problèmes de la communauté.

 

Or, nous savons que la projection des idées nationalistes occidentales sur ce monde fut une véritable atteinte à la dimension universelle qui régulait son destin pendant au moins 13 siècles, et ce malgré les dissensions internes voire les guerres de dynasties et de confessions qu'il subit. Ismaël Kadaré compare, à cet égard, l'Empire ottoman -dans son âge d'or, à des Etats-Unis d'Orient où les libertés et les identités culturelles étaient respectées tant que le pouvoir politique central demeurait fort. Quant à André Miquel, grand spécialiste de l'islam, il confirme cette réalité :

 

"... les Turcs touchent le moins possible aux structures politiques et confessionnelles préexistantes. Ainsi des chrétiens purent-ils se faire une place dans les bureaux ottomans et d'autres être admis au bénéfice d'un tîmâr, la seule obligation mise à celui-ci étant l'allégeance à l'Etat, et non la religion musulmane..."

"Jamais, en tout cas, l'on ne vit alors de persécutions systématiques. Tout au contraire, l'Empire, Istanbul en tête, offrit un refuge aux Juifs de l'Europe des pogroms : suivent ceux de Bohême, d'Autriche et de Pologne, arrivent, après 1429, les réprouvés de la très catholique Espagne."

 

Or, sont-ce les mêmes Turcs qui, quelques siècles plus tard, commirent l'impardonnable génocide arménien ? Et n'est-ce pas le tarissement des valeurs spirituelles qui affaiblit l'Empire et le priva de sa dimension universelle si bien que l'élément turc finit par détourner l'islam de sa vocation et l'asservit à d'étroites fins nationalistes préjudiciables à tous les autres peuples de cet ensemble politique ? Quant à la Sharî`a qui inspire, de nos jours, une peur sacrée (avant tout aux musulmans eux-mêmes), lorsqu'elle est mentionnée ou appliquée par les adeptes d'un islam intégriste, voici ce qu'en dit le grand historien Arnold Toynbee dans son livre qui étudie "les grands mouvements de l'histoire à travers le temps, les civilisations, les religions" :

 

"L'attitude positive [adoptée d'abord vis à vis des juifs, chrétiens, sabéens, puis étendue aux zoroastriens et aux hindous], manifestée dans le concept islamique de "peuple du Livre", à l'égard d'une autre religion qui peut être considérée comme spirituellement apparentée à la sienne, peut s'opposer à l'attitude négative qui se trouve exprimée dans les termes chrétiens de "schismatiques" et d' "hérétiques"

 

Assimilée par des peuples barbares et conquérants comme les Turcs et les Mongols, suite à leur conversion à l'islam et à leur maîtrise de sa langue, cette sharî`a leur permis, d'après notre historien, de s'inscrire dans les rangs des peuples civilisés.

 

Loin de sacraliser l'histoire de cette communauté de peuples musulmans, ce qui revient à tomber dans une nouvelle idolâtrie -celle du passé- ou de la défigurer par un effort systématique de désacralisation entraînant une autre idolâtrie -celle de la modernité-, il convient de mesurer les succès et les échecs à l'aune de cette relation à l'Amant-Roi et au Roi-Ami, ar-Rahmân, ar-Rahîm. La crise que traverse le monde musulman est la même que connaît toute la planète, même si elle présente deux faces différentes (du Sud au Nord et du Nord au Sud). Elle trahit un défaut de rapport à l'essentiel tel que l'identifie Fethi Benslama lorsqu'il essaie de comprendre "l'affaire" des Versets sataniques de Salman Rushdi :

 

"Ce livre est celui d'un exil dans l'exil. Il témoigne de la détresse de la rencontre des deux mondes dans l'existence des hommes, le monde traditionnel et le monde moderne, l'un se perdant dans l'autre déjà perdu. L'exil européen n'est pas celui de quelques singularités qui se sont aventurées loin de chez elles, mais la condition de toute une civilisation qui a chuté dans l'immanence généralisée depuis deux siècles."

 

A cette pertinente analyse fait écho celle du philosophe Baudrillard dont nous nous permettons de citer un large extrait :

 

"Car l'universel était une Idée. Lorsqu'elle se réalise dans le mondial, elle se suicide comme Idée, comme fin idéale. L'humain devenu seule instance de référence, l'humanité immanente à elle-même ayant occupé la place du Dieu mort, l'humain règne seul désormais, mais il n'a plus de raison finale. N'ayant plus d'ennemi, il le génère de l'intérieur, et secrète toutes sortes de métastases inhumaines."

"Tout ce qui fait événement aujourd'hui le fait contre cette universalité abstraite - y compris l'antagonisme de l'islam aux valeurs occidentales (c'est parce qu'il en est la contestation la plus véhémente qu'il est aujourd'hui l'ennemi numéro un)."

"Tout autant que sur le désespoir des humiliés et des offensés, le terrorisme repose ainsi sur le désespoir invisible des privilégiés de la mondialisation...Et ce désespoir invisible -le nôtre- est sans appel, puisqu'il procède de la réalisation de tous les désirs."

 

Ce diagnostic ne saurait pas occulter, bien entendu, la responsabilité des sociétés musulmanes elles-mêmes dans la recherche d'une organisation politique adéquate qui, avant de se focaliser sur le développement économique -nouvelle fausse religion de notre époque- garantirait libertés et dignité à tous les citoyens conformément à l'éthique musulmane et à ce que les Temps modernes ont trouvé de mieux en la matière. Car le risque est grand comme le remarque notre auteur, cité plus haut, Fethi Benslama :

 

"L'homme abandonné politiquement rêve de retourner à l'origine de sa communauté, et aimerait plutôt perdre la parole, sacrifier sa vie que se réveiller au présent de son être désinstitué"

 

Et si le monde musulman fait partie de ce Sud qui a du mal à se relever, ses difficultés trouvent relativement leur explication chez, un spécialiste de la question, Burhan Ghalioun lorsqu'il précise dans son article "Politique et religion en Islam : Entre laïcité et sécularisation" :

 

"Car ce n'est pas la persistance du caractère médiéval ou l'opposition de l'islam à la modernité qui explique la montée de l'intégrisme, c'est, au contraire, la dégénérescence du projet de modernité arabe ou musulman, et la dégradation des systèmes socio-politiques qui expliquent l'engouement de larges secteurs de l'opinion musulmane, jadis modernistes et nationalistes, pour des interprétations militantes, anti-pouvoir et anti-occidentales (...). La religion apparaît, ici, comme la ressource d'un monde sans ressources ; priver ce monde de ses ressources morales propres ne l'aide pas mieux à s'insérer dans la modernité. Il le condamne, tant que la voie de la modernisation réelle n'est pas ouverte, à la clochardisation et à l'errance."

 

 

 

 

RETOUR A L'HISTOIRE IMMEDIATE

 

Part d'ombre ou islamophobie stratégique ?

 

A l'inverse de ces analyses judicieuses se situent celles d'intellectuels ou d'hommes politiques, acolytes (conscients ou non) de ceux nommés plus haut Malfaiteurs de l'humanité, aux propos desquels certains médias font un large écho. Citons, à titre d'exemple, le célèbre René Girard, le philosophe et anthropologue américain d'origine française :

 

"Dans la foi musulmane, il y a un aspect simple, brut, pratique qui a facilité sa diffusion et transformé la vie d'un grand nombre de peuples à l'état tribal en les ouvrant au monothéisme juif modifié par le christianisme. Mais il lui manque l'essentiel du christianisme : la croix."

 

Après avoir dénié à la foi musulmane toute part d'authenticité, et par conséquent confisqué la créativité au profit des seuls Juifs -ce qui revient à dénier à Dieu même la liberté d'entrer en relation avec ses créatures-, ce savant, dont les ouvrages sont traduits dans le monde entier, triomphe de toutes les croyances en ressassant encore une fois un dogme meurtrier (pour le message de Jésus lui-même), à savoir que la Croix -la mort du Christ

 

"annonce la victoire sur les mythes et régressions les plus archaïques."

 

C'est l'affirmation d'un universel qui détruit, par son exiguïté, le vrai Universel ! Comment ne pas voir le lien entre de telles positions intellectuelles et l'émergence d'un extrémisme dangereusement exclusif et outil d'exclusion ? Dans une enquête journalistique, un des neuf candidats à la présidentielle, connu pour ses idées xénophobes maintient que

 

"l'islam est incompatible avec les valeurs de la civilisation française."

 

Tel n'est pas l'effet que nous laisse la lecture d'un éditorial, intitulé "Double langage", fait par Jean Baubérot au lendemain des attentats du 11 septembre. Car, loin de se retrancher derrière des valeurs absolues qui, de ce fait, engendre un sentiment d'exclusion chez l'autre, son semblable, l'auteur use de jugement critique vis à vis de l'Occident chrétien et porte le débat à un niveau universel :

 

"...car si Ben Laden recrute ou attire, c'est précisément à cause de la part d'ombre de notre système civilisationnel. Dès lors, critiquer et réduire cette part d'ombre fait aussi part du combat, et justice et intérêt bien compris ne s'opposent pas. Nous serons beaucoup plus audibles si nous reconnaissons sans masochisme et sans bonne conscience, que nous sommes dans l'ambivalence. Nous respectons et ne respectons pas la dignité de l'être humain, les "droits de l'homme"..."

 

Une seule réserve, et de taille : si Ben Laden recrute ce n'est pas uniquement à cause des failles du "système civilisationnel" occidental mais c'est aussi parce que les musulmans ont leur part d'ombre. A travers ces trois exemples, on le voit bien : qu'il s'agisse d'une réhabilitation condescendante, d'un rejet total ou d'une propension à porter la responsabilité totale du Bien, le musulman a l'impression de ne pas figurer dans ce panel, ô combien représentatif d'une certaine humanité occidentale !

 

Et si la vanité de certains les pousse à prendre l'islam pour une religion inachevée où l'amour est encore embryonnaire parce qu'elle se rapproche davantage de certains modèles archaïques pratiquant le sacrifice, ce qui expliquerait, d'après eux, le terrorisme généré par les sociétés musulmanes, nous serons en droit de demander des explications à toutes les religions et doctrines régissant la vie d'autres sociétés génératrices de violence. L'islam se présente comme une religion de compassion et de miséricorde dîn ar-rahma en référence au Rahmân, Rahîm , Dieu dont il fonde le culte et l'adoration. Il serait la religion du terrorisme et de la violence si le christianisme, pour ne parler que des trois monothéismes, était assimilé aux Croisades, à l'Inquisition, aux Guerres des religions, au colonialisme, aux pogroms des Juifs accusés de déicide et à l'impérialisme actuel qui parle de nouvelle croisade ; et si le judaïsme s'identifiait à la spoliation, au non-respect du Droit international et aux massacres perpétrés contre tout un peuple ! Evidemment, telle n'est pas la préoccupation de ceux qui remettent les "croisades" au goût du jour et parlent d'"axe du Mal".

 

Ces nouveaux croisés nourrissent une islamophobie certaine que dénonce Alain Gresh avec clairvoyance et vigueur en refusant les amalgames faites aux USA dès les années 1990 entre fondamentalisme musulman, nazisme, fascisme et communisme :

 

"Le nazisme était relayé par l'Allemagne, principale puissance européenne, le communisme par l'URSS et la Chine. Combien de "divisions" pourrait aligner le "fascisme vert" ? Affaiblis, vivant souvent sous la coupe de régimes peu représentatifs -pour la plupart soutenus par l'Occident-, les musulmans divisés s'apprêtent-ils à déferler, comme jadis les hordes barbares ?"

 

En vérité les nouveaux conquérants ne sont pas ceux que l'on croit, et leurs intentions ressemblent, à s'y méprendre, à celles des colonisateurs d'hier qui justifiaient, au nom de la civilisation, la destruction des peuples et de leurs cultures. Si bien que l'on peut parler actuellement d'islamophobie stratégique. A plus d'un siècle d'écart, écoutons les échos des campagnes calomnieuses orchestrées contre l'islam et que réfute une connaisseuse des réalités de cette religion, Isabelle Hébrahrt qui voyageait en Algérie vers la fin du siècle dernier :

 

"Les zaouïyas ne sont pas comme l'affirment certains auteurs qui ne les connaissent que de nom, "des écoles de fanatisme". En outre de l'instruction musulmane, les zaouïyas dispensent les bienfaits de leur charité à des milliers de pauvres, d'orphelins, de veuves et d'infirmes qui, sans elles, seraient sans asile et sans secours."

 

Sans tomber dans la victimisation mais pour nommer uniquement le mensonge (al-bâtil) par son nom, comment ne pas faire le lien entre le projet américain de libérer aujourd'hui le peuple irakien -comme il l'a fait pour les femmes afghanes hier-, l'entreprise coloniale qui prétendait libérer les sauvages de leur barbarie et l'autre entreprise, celle-là sacrée, de libérer le tombeau du Christ ?

 

 

 

"Une règle simple de morale internationale"

 

Or, les auteurs de ces attaques et les acteurs politiques qui les commandent comme ceux qui les justifient dans le monde musulman, par leurs actes ou par leurs alliances douteuses avec les ennemis de leurs peuples, participent à la faillite de notre civilisation. à cause de leur non respect des valeurs morales, édifiées par l'humanité le long de son histoire en référence ou non au divin. Christine Delphy, qui dénonce l'instrumentalisation des droits des femmes afghanes dans la guerre contre les Talibans, propose une règle simple de morale internationale valable aussi pour les individus :

 

"...nul n'a le droit de prendre des décisions surtout héroïques, quand d'autres en paieront les conséquences. Seule la population qui supporte la guerre peut dire qu'elle vaut le coût. Or, ici, celle qui a décidé la guerre ne la subit pas, et celle qui subit la guerre ne l'a pas décidée. Pour l'instant, les femmes afghanes se trouvent sur les routes, dans les camps, par millions..."

 

En guise d'ouverture

 

Des signes prometteurs

 

Pensons un instant à tous les dangers de guerres qui minent l'humanité. L'esprit, accusant le choc que produit l'écart creusé entre tous ces drames advenus ou annoncés et tous ces trésors d'amour promis, reste perplexe et quasi incrédule, voire profondément sceptique. Une interrogation spontanée se dessine : Pourquoi autant de haine là où il devrait y avoir tant d'amour ? Une haine qui menace, au-delà des religions, l'humanité entière comme le constate Georges Minois :

 

"L'homme a multiplié les dieux, et les dieux en sont morts. Maintenant, c'est l'homme qui prolifère, et plus il prolifère, moins il a de valeur. Il est devenu si commun que chaque exemplaire ne vaut plus grand-chose. Et la question n'est pas de savoir si le XXIème siècle sera croyant ou athée, religieux ou incroyant, mais si la fourmilière a encore la volonté et les moyens de s'inventer un avenir."

 

Mais, sans accabler les religions -ou ce qui en subsiste- plus que d'autres systèmes socio-politiques (pensons à l'application du marxisme), il nous faut bien admettre qu'il y a régression par rapport aux valeurs spirituelles fondatrices de ces mêmes religions. Et c'est peut-être les signes d'agonie définitive d'un certain formalisme, agonie annoncée dès le XIXème siècle par une grande figure spirituelle dont la"vie nous permet de voir Dieu face à face" comme disait de lui Gandhi :

 

"Les hommes de notre époque s'intéressent à l'essence des choses. Ils acceptent l'essentiel de la religion et rejettent le non-essentiel, c'est-à-dire les rites, les cérémonies, les dogmes et le credo."

 

Or, l'essentiel invite à la modestie, seule voie vers l'acceptation de sa propre expérience en vue de l'approfondir et d'y trouver, en dehors des systèmes globalisants, sens et certitude. Croyons-en un fin chercheur et esthète de l'âme, l'auteur de"la Recherche" :

 

"La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu'il s'agit de faire sortir, d'amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c'est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin, qui nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme supérieur qui nous intéresse." .

 

Justement, laissons la parole finale à une femme. Dans sa visite à Lèlla Zeyneb dans le Sud algérien, Isabelle Ebrahrt découvre -à son grand étonnement- en cette femme une maraboute, c'est à dire le maître spirituel d'un établissement religieux sous l'autorité d'une confrérie musulmane. Comment cela fut-il possible à cette époque, dans cette région d'un pays musulman sous occupation, et pour porter une charge réservée -dans toutes les religions- aux hommes ? Simplement parce que son père n'avait pas de descendance mâle et qu'il a décidé de former sa fille aux sciences de la religion pour en faire son héritière spirituelle !

 

N'est-ce pas un signe dans le sens coranique du terme ? Et tout signe n'apparaît-il pas au départ comme étrange, insolite et surréel ? C'est, comme en biologie, un saut, une mutation ; à part que le nôtre est rationnellement reproductible ! Le père, dans des circonstances inhabituelles et pour l'intérêt de la communauté, a pris une décision de survie, dont il avait les moyens, que l'on peut qualifier de politique. Or, sans se décharger sur les épaules des femmes du fardeau des valeurs de vie mais sans escamoter leur participation non plus, les tenants du pouvoir -tout pouvoir ! au lieu d'entraîner l'humanité vers l'abîme à force de cynisme, peuvent prendre des décisions politiques et autres aptes à sortir l'humanité de la crise. Hier seulement, trois pays européens croupissaient sous la dictature : la Grèce, le Portugal et l'Espagne ; et la résistance de leurs peuples ne suffisait pas à les en sortir. Une certaine stratégie internationale (euro-américiane) fut adoptée, et les voici faisant partie d'une Europe démocratique, respectueuse des Droits humains. Les dernières élections en Turquie, république laïque et démocratique, constituent, si la Constitution était respectée de tous les partenaires politiques, un espoir pour le monde musulman. Le jeu de l'alternance, garanti par la volonté des Turcs de faire partie de l'Europe et par l'exigence de cette dernière quant au respect des libertés, est l'issue unique pour sortir l'islam de l'impasse dans laquelle il se trouve depuis avant la chute du Califat. Mais qui sait ? Comme le prédisait Arnold Toynbee :

 

"L'avenir donnera peut-être une réponse non occidentale à un problème qui, à l'origine, a été présenté au monde par l'Occident."

 

En attendant, on peut affirmer que cette réponse ne saurait venir exclusivement ni d'un peuple, ni d'une idéologie, ni d'une religion mais de la somme des énergies vitales et des sagesses susceptibles de faire un contrepoids à une mondialisation forcenée, aveugle et centrée sur l'exploitation.

 

Amour à mort ou amour à vie ?

 

Tout discours, même véridique, constitue une prison dans ce sens que, rendant compte de la vie, il ne peut jamais se substituer à la vie elle-même. La fin de notre exposé rejoint ainsi son commencement. Notre discours n'échappe pas à cette règle, et n'étant qu'une représentation mathal (Idée), il invite -conscient de ses limites- à briser sa propre logique ! Le discours coranique lui-même nous en donne l'exemple lorsqu'à deux reprises il rappelle que les paroles de Dieu (kalimat) sont inépuisables alors que les eaux d'un ou de sept océans, si elles étaient de l'encre, s'épuiseraient à vouloir les transcrire (109, 18 ; 27, 31) ! Cette mise en garde, adressée aux esprits épris de la lettre ou de la beauté du coran et conditionnés -du coup- par elles, a été reprise par des générations de musulmans pour rappeler que la vie transcende toute image faite d'elle et que le Vivant transcende son oeuvre. De même, Ibrâhîm, par son interrogation :"Adoreriez-vous ce que vous-mêmes avez sculpté ? (95, 37)", essaie de briser la logique d'un peuple qui s'abîme dans l'admiration de ses propres réalisations. C'est dire que, sous ce rapport, notre modernité n'est pas si moderne qu'elle prétend l'être ! Loin d'inventer la mort de Dieu,, elle n'a fait que la rééditer. En réalité, par un jeu de projection -découvert, signe des temps ! à la même époque- la mort du sujet fut projetée, par ce dernier, sur son Créateur ! Or, le danger réel n'est pas l'affaiblissement ou la mort des religions en tant qu'institutions, mais plutôt le peu de valeur accordée à l'être humain, comme s'en alarme, plus haut, l'historien G. Minois.

 

Contrairement à ce qui est reçu dans le camp religieux, cette mort du sujet n'est pas le fait exclusif de l'athéisme mais plutôt d'une certaine idolâtrie qui mine l'esprit humain. Et cette maladie gît d'une manière occulte ou latente dans l'expérience spirituelle elle-même. Le culte de sa vérité, de ses rites, de son histoire est propre à toutes les communautés religieuses, et c'est ce culte qui, poussé à l'extrême, génère la mort qui se traduit par la négation de l'autre et l'incapacité de traverser vers lui ! Ce que Ibn `Arabi détecte d'une manière magistrale :

 

"... De même, la Divinité ...est créée par celui qui se concentre sur elle, et elle est son oeuvre. En louant ce qu'il croit, le croyant loue sa propre âme, et c'est à cause de cela qu'il condamne une autre croyance que la sienne ; s'il était équitable, il ne le ferait pas ; seulement, celui qui est fixé sur telle adoration particulière ignore nécessairement la vérité intrinsèque d'autres croyances... C'est qu'il n'a pas la connaissance de Dieu mais se fonde uniquement sur l'opinion (zann)... La divinité conforme à la croyance est celle qui peut être définie, et c'est Elle le Dieu que le coeur peut contenir... Car la Divinité absolue ne peut être contenue par aucune chose, puisqu'Elle est l'essence même des choses et Sa propre essence..."

 

Ce qui est remarquable dans cette introspection c'est que l'auteur incrimine la croyance en Dieu elle-même lorsqu'elle rejette d'autres formes de croyance ! Autrement dit, désobéit à Dieu celui qui croit y obéir. Si pour Ibn `Arabî le passage vers les autres se fait par Dieu, Proust fait appel à l'art, qui est effort d'introspection, pour échapper à la prison de l'ego :

 

"Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre... Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini ..."

 

Cependant, d'Ibn `Arabi à Proust, la distance historique subsiste, et celui qui la franchit allègrement -pour nous mettre au coeur d'une hadâtha, modernité, spirituelle issue de l'islam- est Abdel-Kader, bien placé au coeur des bouleversements que le monde musulman vit dans son contact avec l'Occident. A travers des paroles précurseures de notre célèbre formule ici et maintenant et ouvertes à l'infini, il rend actuel le droit et le devoir de l'esprit de créer son propre enracinement à partir des données de son époque :

 

"Il est évident que la parole d'Allah est à la mesure de Sa science. Or Sa science embrasse également les choses nécessaires, les choses possibles et les choses impossibles. On peut aller jusqu'à soutenir, par conséquent, qu'Allah a voulu dire par un verset donné tout ce qu'en ont compris aussi bien les exotéristes que les ésotéristes - et en outre tout ce qui a échappé aux premiers comme aux seconds. C'est pour cela que, chaque fois que survient un être dont Allah a ouvert le regard intérieur (basîra) et illuminé le coeur, on le voit tirer d'un verset ou d'un hadith un sens que personne avant lui n'avait été conduit à découvrir. Et il en sera ainsi jusqu'au lever de l'Heure."

 

L'amour et la revivification de notre mémoire de Dieu

 

Il s'agit là d'un plaidoyer contre un certain exotérisme de l'époque responsable, à n'en pas douter, de la décadence du monde musulman ou, inversement, l'une des conséquences de cette décadence. Abd el-Kader a perdu la petite guerre (al-djihâd al-asghar) contre l'occupant mais il a gagné la grande guerre (al-djihâd al-akbar) contre lui-même : dans son exil à Damas, il est devenu un maître spirituel qui a ranimé la flamme de l'esprit et remis en valeur l'enseignement du grand soufi andalou Ibn `Arabi mort à Damas. Signe des temps ? Les intégristes et le terrorisme remplacent, de nos jours, de grandes figures comme Abd el-Kader, le Mahdî (Soudan), les Senoussi (Libye), Abd el-Karîm al-Khattabî (Maroc), le Sharîf Husayn et son fils l'émir Fayçal (Hidjâz), Ibrâhîm Hanânû (Syrie), pour ne citer qu'eux ! Leur résistance fut menée au nom de valeurs qui faisaient dramatiquement défaut à l'envahisseur. Est-ce à dire que plus l'islam perd des batailles politiques plus il doit briller par sa spiritualité ?

 

La lecture que fait Abd el-Kader du Coran condamne l'intégrisme musulman en particulier et tout intégrisme religieux ou doctrinal en général. Il s'ensuit que, dans le combat universel pour l'amour qui est un combat pour les Valeurs et dont dépend le sort de l'humanité, la solidarité signifie d'exclure tout raisonnement cloisonné et comparer ce qui est comparable. Le pouvoir politique musulman qui autorisait les cercles de controverses n'est pas celui des Talibans ! Dans ce registre, un croyant borné vaut un athée borné lorsque chacun dénie à l'autre le droit d'apporter sa contribution. A une échelle collective, seul un esprit également borné ne fait pas la différence entre un Etat laïque qui respecte la liberté de croyance et un Etat dit laïque de type totalitaire ! Parallèlement, seul un esprit borné confond les actuels régimes dits islamiques avec l'islam qui a réussi, à travers les différents peuples l'ayant adopté, à incarner les valeurs de justice propre à chaque époque. Autrement dit, la démocratie moderne peut être considérée comme la réponse à cette aspiration que la foi musulmane insuffle aux coeurs et qui prête, néanmoins, à des adaptations et régénérations certaines. De même, à l'échelle individuelle, l'entente entre les tenants de différentes visions du monde n'implique absolument pas une quelconque conversion dans un sens ou dans l'autre, mais bien plutôt une ouverture qui va au-delà de la simple tolérance. C'est dans ce sens que nous citons les beaux vers d'Ibn `Arabî où amour et connaissance ne font qu'un :

 

"Mon coeur est devenu capable de revêtir toutes les formes

Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine

Temple pour les idoles et Ka`aba pour le pèlerin

Il est les tables de la Thora et le livre du Coran

Je professe la religions de l'amour, quel que soit le lieu

vers lequel se dirigent ses caravanes

Et l'amour est ma loi et ma foi."

 

Sortir de soi c'est échapper à la mort ! Mais il y a tellement de fausses sorties qui, au niveau individuel et collectif, créent des situations carcérales au nom même de cet amour qui est censé nous libérer. Pour s'en tenir à la passion amoureuse, la plus idolâtrée de nos jours, revoyons avec la célèbre romancière américaine Toni Morrison les enjeux de la relation qui ne résiste pas à l'appel de l'infini chez les deux partenaires :

 

"Chacun tirait l'autre pour l'éloigner de la gueule de l'enfer, ou du bord de la falaise en à-pic qui y précipitait. Chacun connaissait le monde tel qu'il était censé être, ou devait être."

 

L'amour, un bouclier contre la mort ! oui, mais à condition de le chercher à la Source. Il faut, au prix de mille chutes, revoir notre pratique de l'amour. Spontanément, nous allons vers l'être aimé et lui demandons, sans mot aucun bien sûr, de résumer -à lui tout seul- toute notre expérience passée de l'amour, de réunir en sa personne la somme de nos bonheurs connus, de nous préserver de toutes les souffrances contractées sur ce chemin. Et puisque la tâche s'avère, à brève ou longue échéance, irréalisable, le désenchantement fait place à l'enchantement, et nous concluons soit à l'invalidité du partenaire soit à l'inanité du sentiment lui-même. Cette réaction viscérale, nous pouvons la produire à l'égard de personnes isolées comme des groupes : une communauté, un pays, une culture, une idéologie, une religion... En somme, plus la demande est forte plus la désillusion est ravageuse !

 

Ibn `Arabi termine son traité la Sagesse des Prophètes sur un paradoxe qu'il livre à la méditation. Dieu, d'après un hadîth qudsî dit : "Ni Mes cieux ni Ma terre ne peuvent Me contenir, mais le coeur de Mon serviteur fidèle Me contient." En revanche, la divinité absolue, rappelle l'auteur, ne peut jamais être contenue. A interroger ce paradoxe, on s'aperçoit qu'il se présente à l'esprit comme énigme, piège ou tentation ! Le coeur peut s'enfler d'orgueil à se voir empli de tant de beauté et de vérité et se prend pour la mesure de l'infini. Evidemment, la réalité se charge vite de le désillusionner. Heurté de la sorte aux parois de la mort qui sont ses propres limites, il peut céder au désespoir et renoncer à la partie puisqu'il n'a pas le tout. Ainsi, d'orgueil en désespoir (d'où Iblis, le principe du Mal, tire son nom), l'esprit périt-il à vouloir transcender la condition humaine en assurant à la vie de confirmer sa propre logique : durer !

 

En marge de ce développement qui pose le problème de la résurrection, on s'aperçoit que l'illusion ne peut pas naître du vide et qu'elle se nourrit de la vérité et germe à ses dépens : car s'il n'y avait pas amour, le coeur ne pourrait pas imaginer en être la source ; et si le coeur n'était pas fait pour l'amour, il ne s'anéantirait pas de manque ! C'est dire que al bâtil, l'erreur ou le mensonge, n'a pas d'existence en soi et que seul al-Haqq, la vérité existe d'une manière intrinsèque :

 

"... Le voilà Dieu votre Seigneur, le Vrai. Et qu'y a-t-il en dehors (ba`da) de la Vérité (al-Haqq) sinon l'égarement ? (32, 10)"

 

En dehors suggère un espace ontologique ou spirituel ; mais le mot ba`da peut aussi évoquer le temps, ce qui revient à dire que la Vérité est antérieure à l'illusion et que, de même qu'elle la génère -à dessein! elle peut l'anéantir.

 

Cette perspective atténue l'acuité d'une question lancinante que dessinent nos déboires amoureux : faut-il pour autant ne plus aimer ? ne plus s'attacher ? La réponse de l'islam est simple : c'est impossible, à moins de perdre son humanité. Parce que l'être humain est fait d'attachement, `alaq. Alors quoi ? Cultiver notre mémoire, se rappeler tout ce qui est donateur d'amour, lui exprimer notre reconnaissance pour l'identifier, entrer en relation avec lui et sortir du statut du simple consommateur, aliéné ou aliénant, le quémandant servilement ou s'en emparant par la force. Ainsi, de proche en proche, il se peut que nous soyons introduits auprès de Celui dont le nom est al-Lah : l'Amant dont l'amour, aux facettes infinies, plonge l'aimé dans la perplexité !