LA QUÊTE D’UNE FACULTE DE THEOLOGIE MUSULMANE DANS LE CADRE DE L’UNIVERSITE MARC BLOCH DE STRASBOURG

 

 

                                                                             Ralph STEHLY *

 

(Notes en bas de page !)          

          La réflexion sur la création d’une faculté de théologie musulmane dans le cadre de l’Université Marc Bloch (UMB) a été lancée en 1996 par Etienne Trocmé (1) dans son désormais fameux rapport à l’Université dit " rapport Trocmé ". Elle s’est poursuivie dans la revue du Groupe d’études et de recherches islamologiques (GERI), Le Courrier du GERI, Recherches d’islamologie et de théologie musulmane (2) , puis lors d’une journée d’études (3) organisée conjointement par le GERI, le Club Témoin (4) et l’ACFTMS  (5) en juin 1998. Le signataire de ces lignes est revenu sur les enjeux de ce projet et les résistances qu’il rencontre dans sa leçon inaugurale lors de la rentrée du 11 octobre 1999 (6). Parmi les développement les plus récents, signalons que l’idée d’une faculté de théologie musulmane universitaire à Strasbourg a reçu l’approbation de deux candidats à l’élection présidentielle française de 2002 MM. Jean-Pierre Chevènement et Jacques Chirac.  Madame Catherine Trautmann, ancien maire de Strasbourg, ancien ministre de la culture et de la communication, a, pour sa part, vigoureusement défendu l’idée de la création d’une " Faculté d’islamologie " lors de son allocution à la cérémonie en hommage à Etienne Trocmé du 21 septembre 2002. Enfin, une pétition nationale, lancée par une association d’étudiants sur internet (7) en 2002 , a recueilli près de 900 signatures au 1er octobre 2002.

Quelles sont les raisons qui militent en faveur de la création d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg dans le cadre de l’Université Marc Bloch ?

Elles sont fort nombreuses. Signalons notamment :

1) Le fait que la théologie est une discipline universitaire et que la théologie est enseignée à Strasbourg depuis 1538.

Dans toute l’Europe (8) , la théologie fait partie du savoir universitaire, tant dans l’enseignement que dans la recherche, y compris en France où, à Strasbourg, il y a une tradition ininterrompue d’enseignement de la théologie dans le cadre universitaire depuis 1538.

La fonction première des facultés de théologie est de former des théologiens qualifiés, et non, comme on le lit souvent dans la presse, des pasteurs ou des curés. Attention : il ne s’agira donc pas pour la faculté de théologie musulmane de former des imams, mais des théologiens. La formations des imams est du ressort exclusif des diverses communautés musulmanes. La faculté de théologie musulmane formera des théologiens musulmans, tout comme la faculté de théologie catholique forme déjà des théologiens catholiques (et non des curés), et la faculté de théologie protestante des théologiens protestants (et non des pasteurs).   

2) L’égalité de tous devant le service public de l’Université

Actuellement l’Université March Bloch comprend deux facultés de théologie : la faculté de théologie protestante (fondée en 1538) et la faculté de théologie catholique (fondée en 1911). Ces deux facultés couvraient jusqu’à une date récente les besoins de formation et de recherche théologiques d’une région où le protestantisme et le catholicisme (avec le judaïsme ) étaient les seules religions pratiquées. L’émergence de l’islam qui compte actuellement plus de 120.000 fidèles dans la région, dont de très nombreux jeunes, pose la question de l ‘égalité de traitement des musulmans par le service public de l’université qui est présentement inapte à leur fournir le même service théologique qu’aux autres communautés, alors que les besoins en formation théologique de niveau universitaire sont énormes dans cette communauté démunie de tout.

Le problème de l’égalité de traitement par le service public concerne aussi l’enseignement religieux dans les écoles. Cet enseignement touche les confessions catholique, protestante et juive en Alsace-Moselle, et non les musulmans ! Pour pouvoir le proposer dans les écoles, il faut des maîtres qualifiés, et donc une faculté de théologie (musulmane) apte à délivrer un diplôme d’Etat de théologie musulmane, comme il existe une faculté de théologie catholique qui délivre un (et même plusieurs) diplôme(s) d’Etat de théologie catholique, et comme il existe une faculté de théologie protestante qui délivre un (et même plusieurs) diplôme(s) d’Etat de théologie protestante. Cet enseignement n’existant pas pour l’instant, on est dans la situation absurde que les enfants musulmans sont envoyés en permanence ou en cours de Code de la Route (!) pendant l’heure d’enseignement religieux (une heure par semaine), tandis que leurs camarades catholiques, protestants et juifs bénéficient, s’ils le désirent, d’un enseignement religieux adéquat à tous les niveaux de la scolarité

3) Il y a indéniablement une demande sociale pour une formation de théologie musulmane

Des milliers de jeunes musulmans sont à la recherche de points de repère existentiels et éthiques dans leur vie. Ils nous adressent un appel pressant pour une formation de qualité, académique, pluraliste et tolérante. Nous ne pouvons pas décemment ne pas répondre à cet appel, d’autant plus que nous en avons à l’université les moyens en hommes et en compétences . A cela s’ajoute le magnifique travail d’intégration des jeunes générations musulmanes accompli par les travailleurs sociaux. Ce travail, pour être efficace, doit être relayé par le cadre laïc de l’université pour les personnes, musulmanes ou non, sans distinction de sexe qui désirent une formation en théologie musulmane ou tout simplement acquérir un savoir de niveau universitaire sur l’islam en tant que religion.

4) Le consensus des communautés musulmanes

Le projet de création de la faculté théologie musulmane est né de manière consensuelle à la suite de nombreuses rencontres que notre équipe a eues avec les responsables des grandes communautés musulmanes, qui nous ont fait part de leur difficulté à former des théologiens qualifiés dans le cadre européen qui est maintenant le leur et dont leurs communautés ont besoin . Il a reçu l’assentiment de tous les grands courants musulmans de Strasbourg (11).

Nous ne pouvons pas rester sourds à ces appels unanimes. Si nous excluons l’islam de l’Université, nous contribuerons à fabriquer un islam d’exclusion. Or, il est de l’intérêt de tous qu’ un islam d’intégration prenne son essor à Strasbourg..

Le cursus

Le projet de cursus (12) prévoit une très large palette d’enseignements:

- initiation aux sciences humaines (psychologie, sociologie religieuse, sciences de la communication, pédagogie).

Un programme, donc, qui se veut à la fois un programme de fond, et un programme d’ouverture, un programme totalement respectueux de la foi musulmane et ouvert sur la société européenne à laquelle la foi des futurs théologiens musulmans se confrontera dans un dialogue riche et fructueux.

Un islam européen visible

Ce projet contribuera à l’émergence d’un modèle d’existence original de l’islam en dehors du monde musulman, dans l’intérêt à la fois des communautés musulmanes et de l’Europe, la communauté d’accueil. Les musulmans sont devenus des acteurs majeurs de la scène culturelle et cultuelle de l’Union Européenne, et il n’est de l’intérêt de personne de les rejeter dans la pénombre ou la clandestinité. Il est donc normal et naturel que la religion musulmane bénéficie de la même forme de visibilité que les autres religions: mosquées ayant pignon sur rue, enseignement religieux dans les écoles, mais aussi faculté de théologie musulmane formant les théologiens sous le contrôle de l’Etat.

La tradition européenne de tolérance de l’Alsace

L’Alsace a montré tout au long de son histoire une remarquable capacité d’intégration des cultures et des religions.

Cette capacité ne se décline pas au passé, elle se décline aussi au présent. Elle plonge ses racines au niveau religieux dans la capacité de l’Université de former des théologiens qualifiés, qui n’a pas peu contribué à la paix religieuse multiséculaire de l’Alsace. Il y un modèle alsacien (qui est aussi le modèle européen): un islam à l’alsacienne c à d à l’européenne est un islam avec une Faculté de théologie musulmane dans le cadre laïc de l’Université.

La contribution de l’Université à la cohérence et à la convivialité sociales, et au pacte républicain

Demain, les deux facultés de théologie chrétienne, la protestante et la catholique, de l’Université de Strasbourg accueilleront au Palais Universitaire leurs collègues musulmans, professeurs et étudiants. Ce n’est pas un rêve, car nous en avons les capacités dès maintenant , et ce sera une réalité, si nous en avons la ferme volonté et la lucidité d’une politique universitaire tournée vers l’ avenir. Le Palais Universitaire de part ses lieux de rencontre, notamment la bibliothèque théologique, qui comporte déjà un fonds musulman, sera le lieu où dans l’échange et le dialogue se formeront les théologiens des deux plus grandes religions de France et du monde, pour le plus grand bien de la société française et européenne..

L’Université de Strasbourg contribuera ainsi à l’émergence d’un islam français et européen et à la construction d’une société plus tolérante et plus sereine.

Réticences et résistances

Il ne faut pas se leurrer : il y a de nombreuses réticences et résistances devant le projet de faculté de théologie musulmane, bien qu’aucun argument sérieux ne nous ait jamais été opposé.

Les réticences portent sur le caractère universitaire de l’islamologie (13) . Mais elle est enseignée depuis des décennies au Collège de France, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et dans diverses universités françaises  (14) . La notion de théologie musulmane fait également problème chez certains. Mais en quoi la théologie musulmane serait-elle moins universitaire que la théologie catholique ou protestante ?

D’autres résistances sont plus subtiles. Certains pensent que deux facultés de théologie (la protestante et la catholique) à l’Université Marc Bloch sont déjà de trop, alors une troisième ! D’autres encore font preuve d’une islamophobie viscérale : on met sur le même plan terrorisme islamiste et théologie musulmane ! Et on voit déjà le Palais Universitaire en ruines ! Cela relève ou de la mauvaise foi ou de fantasmes mal maîtrisés.

D’autres (15) objectent que l’on ne saurait résoudre un problème national (l’inexistence en France d’un enseignement de théologie musulmane au niveau universitaire) à partir de données régionales (l’existence de la théologie à Strasbourg au niveau universitaire). Mais pourquoi, comme l’a fait fort justement remarqué Catherine Trautmann  (16) , ne pas concevoir que Strasbourg et l’Alsace puissent mettre l’une de leurs particularités au service de la nation tout entière. Ce ne pourra être qu’un plus pour le pacte républicain qui unit la France à tous les Français, quelle que soit leur origine.

__________________________

* Professeur d’histoire des religions à la Faculté de théologie protestante de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, directeur du Groupe d’études et de recherches islamologiques (GERI). Voir aussi http://stehly.chez-alice.fr/faculty.htm, "  La faculté de théologie musulmane de Strasbourg : mes convictions " dans " Enseigner la théologie musulmane à l’Université Marc Bloch de Strasbourg : enjeux et propositions ", Actes de la journée d’études organisée par le Club Témoin (Bas-Rhin) le 13 juin 1998 à Strasbourg, en collaboration avec le GERI et l’ACFTMS, Strasbourg, 2000, p. 8-9, et " Le projet de création d’une Faculté de théologie musulmane à l’Université Marc Bloch de Strasbourg ", Oumma.com (http://oumma.com), jeudi 31 janvier 2002. 

(1) Etienne Trocmé (1924-2002) fut professeur de Nouveau Testament à la Faculté de théologie protestante de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, et président de l’Université March Bloch de Strasbourg de 1973 à 1978 et de 1983 à 1988. Voir Etienne Trocmé, Rapport à Monsieur le Président Albert Hamm au sujet du développement des sciences des religionsà l'Université des Sciences Humaines dans le cadre du prochain contrat d'établissement Le Courrier du GERI, Recherches d’islamologie et de théologie musulmane, 1ère année, 1/2 1998, pp. 107-111;  Etienne Trocmé, Un cursus universitaire de théologie musulmane à Strasbourg ?  , Le Courrier du GERI, Recherches d’islamologie et de théologie musulmane, 1ère année, 1/2 1998, pp. 79-80; Etienne Trocmé, Le projet strasbourggeois d'enseignement de la théologie musulmane à l'Université dans " Enseigner la théologie musulmane à l’Université Marc Bloch de Strasbourg : enjeux et propositions ", Actes de la journée d’études organisée par le Club Témoin (Bas-Rhin) le 13 juin 1998 à Strasbourg, en collaboration avec le GERI et l’ACFTMS, Strasbourg, 2000, pp. 3; Etienne Trocmé, Conclusions de le journée d'études, dans " Enseigner la théologie musulmane à l’Université Marc Bloch de Strasbourg : enjeux et propositions ", Actes de la journée d’études organisée par le Club Témoin (Bas-Rhin) le 13 juin 1998 à Strasbourg, en collaboration avec le GERI et l’ACFTMS, Strasbourg, 2000, pp. 39-41. Voir In memoriam Etienne Trocmé (1924-2002)

(2) Le Courrier du GERI, Recherches d’islamologie et de théologie musulmane, 1ère année, 1/2 1998, pp 77-141, avec un important dossier de presse.

(3) " Enseigner la théologie musulmane à l’Université Marc Bloch de Strasbourg : enjeux et propositions ", Actes de la journée d’études organisée par le Club Témoin (Bas-Rhin) le 13 juin 1998 à Strasbourg, en collaboration avec le GERI et l’ACFTMS, Strasbourg, 2000

(4) Fondé par Jacques Delors.

(5) Association pour la Création de la Faculté de Théologie Musulmane de Strasbourg, dont le siège est à Strasbourg. Voir http://stehly.chez-alice.fr/acftms1.htm.

(6) Leçon publiée sur http://stehly.chez-alice.fr/leceon.htm.

(7) Sur le site http://aslim-taslam.com/petition/

(8) Sauf la France dite de l’intérieur (hexagone moins Alsace-Moselle)

(9) La communauté juive n’a jamais demandé la création d’une faculté de théologie juive. Il existe un Institut d’études hébraïques à l ‘UMB.

(10) L’islamologie est déjà enseignée dans le cadre de l’UMB à l’Institut d’études arabes et islamiques et de la faculté de théologie protestante, mais avec un horaire très réduit.

(11) Notamment de MM. M. Ayachi (mosquée de la rue Thiergarten, Strasbourg), Ali Bouamama (Institut musulman d’Europe, Strasbourg), Abdellah Boussouf (mosquée de l’impasse du Mai, Strasbourg), Hasan Yavuz (mosquée Eyüp Sultan, Strasbourg), voir "  La faculté de théologie musulmane de Strasbourg : mes convictions " dans " Enseigner la théologie musulmane à l’Université Marc Bloch de Strasbourg : enjeux et propositions ", Actes de la journée d’études organisée par le Club Témoin (Bas-Rhin) le 13 juin 1998 à Strasbourg, en collaboration avec le GERI et l’ACFTMS, Strasbourg, 2000, p. 33s.

(12) Le cursus complet peut être consulté sur http://stehly.chez-alice.fr/nouvelle22.htm

.(13) Un ancien doyen de la faculté de théologie protestante n’a-t-il pas déclaré devant nous : " L’islamologie n’est pas une discipline universitaire ! "

(14) Sans compter les universités étrangères. Des expériences similaires à notre projet sont déjà menées avec succès en Allemagne , notamment à l’Institut pédagogique de l’université d’Erlangen qui a ajouté à ses deux filières traditionnelles protestante et catholique une troisième filière musulmane qui forme les professeurs d’enseignement religieux musulman pour le plus grand bénéfice de la cohésion sociale du pays, cf. "L'enseignement religieux islamique en Rhénanie du Nord et en Alsace" dans Ecole et religions, Paris, Le Cerf, 1992, p. 53-60. . Voir aussi ci-dessus note 10.

(15) Notamment Mgr Doré, archevêque de Strasbourg, dans une interview au journal L’Alsace.

(16) Lors de son allocution à la cérémonie en hommage à Etienne Trocmé au Palais Universitaire de Strasbourg, le 21 septembre 2002.

Pétition pour la création d'une faculté de théologie musulmane dans le cadre de l'Université March Bloch de Strasbourg (15 novembre 2001)

Projet de cursus de théologie musulmane

Association pour la Création de la Faculté de Théologie Musulmane de Strasbourg

Rapport Trocmé (sur la création d'une filière de théologie musulmane dans le cadre de l'Université Marc Bloch de Strasbourg)

Motion de la Commission scientifique de la Faculté de théologie protestante (13 juin 1997)

Etienne Trocmé, Un cursus universitaire de théologie musulmane à Strasbourg ?

Ralph Stehly, La nécessité d'une Faculté de théologie musulmane à Strabourg: une évidence criante !

Ralph Stehly, The Project of a Faculty of Islamic Theology at the University of Strasbourg

Ralph Stehly: Leçon inaugurale

In memoriam Etienne Trocmé (1924-2002)

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